Le Monde comme il va

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mercredi, décembre 17 2025

Marx, les paysans et la Révolution

Michael Löwy et Paul Guillibert, Marx Narodnik. Les populistes russes, le communisme et l’avenir de la Révolution, L’Echappée, 2025.

Le regard porté par Marx sur la paysannerie russe est connu et a donné lieu à nombre de controverses. Les philosophes Michael Löwy et Paul Guillibert rouvrent le débat avec leur livre Marx narodnik. Les populistes russes, le communisme et l’avenir de la révolution.
Il s’agit ici de rouvrir un débat et de l’inscrire dans le présent des luttes, et non de produire une nouvelle exégèse des derniers textes du noir gaillard de Trêves ; car c’est dans la dernière partie de sa vie que Marx s’était de nouveau penché sur les moujiks et sur l’obchtchina autrement dit sur ces communautés paysannes qui géraient notamment la répartition des terres agricoles entre ses membres ; une gestion qui ne sous-entend pas « que le travail soit réalisé de manière collective » puisque seuls quelques travaux l’étaient, comme les récoltes. C’était donc un système qui mêlait liberté du paysan sur la terre qui lui avait été attribuée, et pratiques d’entraide. Libérés de la domination féodale avec l’abolition du servage en 1861, les paysans et leur organisation communautaire étaient passés sous celle de l’État tsariste qui avait indemnisé les propriétaires terriens à leur place et entendait bien que les gueux le remboursent.

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La question que se posait alors tout le mouvement socialiste était simple : l’obchtchina peut-il devenir, comme l’usine, un foyer révolutionnaire, émancipateur, inscrit dans la réalité russe du moment ? Les populistes (appelés narodniki) le pensaient, les marxistes étaient divisés, mais la plupart (les « orthodoxes ») considéraient que l’obchtchina était condamnée par l’histoire. Et Marx ? Ses épigones se déchirent depuis plus d’un siècle sur ce qu’il pensait vraiment. Pour les auteurs, Löwy et Guillibert, il est plus que vraisemblable que Karl Marx, bousculé par les thèses des populistes, ait remis en discussion, voire en question, une de ses convictions les plus fortes : « l’avenir du monde n’est pas le passé de l’Europe », autrement dit, il n’y a pas qu’un seul chemin pour parvenir au communisme, les pays les moins développés ne sont pas condamnés à se glisser dans les pas des pays développés. Löwy et Guillibert parlent à ce propos de « matérialisme historique possibiliste ». Ensuite, Marx souligne que la propriété collective du sol reposant sur un « rapport au monde naturel fondé sur la satisfaction des besoins de la communauté et non sur l’accumulation de valeur par certains individus », il peut être le point d’appui sur lequel bâtir un monde nouveau débarrassé du capitalisme... si, évidemment, les révolutionnaires s’investissent dans la défense des « formes communautaires et collectivistes » de l’obchtchina contre ce qui pourrait la dissoudre : l’individualisme.
Au 20e siècle, la question est reformulée : l’obchtchina peut-il être, pour les paysans russes, l’équivalent du soviet pour les prolétaires ? Quelques décennies plus tard, les interrogations se nourrissent des travaux de l’anthropologie, alors que des mouvements émancipateurs émergent ça et là, notamment en Amérique latine, s’appuyant sur les grandes masses rurales considérées comme des « sujets d’une transformation sociale révolutionnaire ».
Aujourd’hui ? A l’heure où les réformes agraires qui se déploient favorisent l’accaparement des terres par l’agro-business, à l’heure où, ici, l’installation des jeunes paysans et paysannes ressemble à un parcours du combattant, il est indispensable de penser un autre rapport à la propriété du sol qui prenne en considération ce que l’histoire des luttes paysannes nous a légué.

mardi, décembre 9 2025

Aldous Huxley et le pire des mondes

Aldous Huxley, Le prix du progrès, L’Echappée, 2025.

Aldous Huxley n’était pas seulement un romancier prolifique mondialement connu pour son Meilleur des mondes (1932), il était aussi l’auteur de nombreux articles de critique politique et sociale dont quelques-uns ont été rassemblés sous le titre « Le prix du progrès ».
Le Meilleur des mondes fait partie de ces œuvres dystopiques dans lesquelles l’aléa ne doit plus avoir de place, et Aldous Huxley voit dans le monde qui se dessine alors la préfiguration de ces sociétés parfaites, bureaucratiques et rationnelles, étouffantes de conformisme et de docilité.
Les écrits rassemblés dans ce volume ont été publiés entre 1923 et 1963. Le Progrès a alors les traits du socialisme soviétique, de l’eugénisme nazi, du capitalisme fordien, du consumérisme et de l’industrie du divertissement.

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Dans les textes des années 1920, le jeune Huxley fait l’éloge du labeur créateur et de l’effort physique et intellectuel. L’individu libre ne se construit qu’en mettant à distance les plaisirs standardisés et la recherche du confort pour lui-même. Huxley méprise le cinéma, la presse grand-public, le spectacle sportif, ces « distractions toutes prêtes » et vulgaires. Le confort ? Il l’accepte à condition qu’il n’ait qu’une vocation : permettre aux individus de disposer de plus de temps pour penser et se cultiver. Il prévient : « la démocratie du futur succombera à un ennui chronique et mortel ».
Avec l’âge, sa pensée se fait moins aristocratique et condescendante. Sa critique des loisirs s’inscrit dans une contestation plus large, celle du capitalisme aliénant et avilissant. Il a en horreur cette organisation du travail qui ne recherche que l’efficience, qui, après avoir dépossédé l’individu de ses savoir-faire professionnels pour les transmettre à la machine, l’a transformé en simple rouage de la machine productive. « Le temps est notre tyran », écrit-il. Ce temps-là est un instrument de disciplinarisation des individus sur l’autel de la performance dans la production de marchandises. La machine, par « l’effrayante ponctualité des rouages » impose son rythme et l’individu cesse d’exister pour se fondre dans une communauté de travailleurs automates incapables d’échapper « à la tyrannie de la répétition »  : « l’efficacité mécanique est en pratique synonyme d’imbécillité humaine » nous dit Huxley. Contre ce système immoral puisque déshumanisant, Huxley, qui se définit comme un anarchiste invétéré, plaide, sans le définir précisément, pour un socialisme pluraliste où coexisteraient coopératives et petites entreprises privées, où l’autogestion serait la règle.

Pacifiste, non-violent, internationaliste, Huxley est un homme inquiet : « Nous devons traiter la planète comme si elle était un organisme vivant. » La démographie galopante des pays pauvres l’angoisse : comment nourrir autant de bouches dans un monde en convulsion ? Comment sauver la nature de l’hubris humaine et du capitalisme prédateur ? « Si nos politiciens étaient réalistes, ils se soucieraient moins de missiles et de conquête spatiale, et se préoccuperaient bien plus de la faim dans le monde, de la misère morale », et de la façon de « mener une existence humaine digne de ce nom sans pour autant saccager et souiller leur environnement planétaire ». Six mois après avoir écrit ces mots, Aldous Huxley s’éteignait. Nous étions le 22 novembre 1963, jour de l’assassinat de John Fitzgerald Kennedy.

lundi, décembre 1 2025

Voltairine de Cleyre, un féminisme sans Dieu ni maître

Alice Béja, Voltairine de Cleyre. Anarchisme, féminisme et amour libre, Editions de l’Atelier, 2025.


Elle fut l’une des figures de l’anarchisme américain de la fin du 19e siècle. La politiste Alice Béja lui consacre une « biographie intellectuelle » intitulée Voltairine de Cleyre. Anarchisme, féminisme et amour libre.
Voltairine de Cleyre est née en 1866 dans une famille modeste aux idées d’avant-garde. Sa mère est la fille d’un abolitionniste impliqué dans le soutien actif aux esclaves fugitifs, et son père, un socialiste libre-penseur… ce qui ne l’empêchera pas d’envoyer Voltairine étudier dans un couvent catholique1. Cette « expérience fondatrice de l’oppression » fera d’elle une anarchiste et une athée, une féministe qui entend vivre, et pas seulement professer, les idées qu’elle porte.
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Dans une Amérique confrontée à la montée des tensions sociales et du mouvement ouvrier révolutionnaire2, elle incarne pour les élites une inacceptable dissidence, d’autant plus inacceptable qu’elle refuse d’être ce que la « nature » a fait d’elle : une femme, autrement dit une épouse et mère en devenir. Pire même : elle abandonnera son fils à son géniteur et partira vivre loin d’eux. Elle ne veut pas d’une vie de couple et d’une maternité castratrices.
Malgré une santé physique et psychologique fragile, Voltairine de Cleyre se lance dans le combat émancipateur avec un engagement qui impressionne. Elle vit chichement en dispensant des cours d’anglais, ne quitte Philadelphie qu’à de rares occasions. Elle écrit beaucoup mais uniquement des articles, des poèmes et de courts essais pour la presse libertaire. Ce n’est pas une théoricienne, ni même une oratrice fougueuse comme Emma Goldman, et elle ne partage d’ailleurs pas ses sentiments sur l’anarchisme. Alors qu’Emma-la-rouge défend l’idée que l’anarchisme s’offre à tout individu humaniste et anti-autoritaire, Voltairine de Cleyre défend une propagande en direction des seuls parias et des prolétaires : son anarchisme sera ouvrier, les alliances avec les classes moyennes et bourgeoise ne peuvent que le dévoyer ; et elle ne condamnera jamais la propagande par le fait, comprise comme une manifestation du refus de subir davantage l’oppression politique et sociale. Ce n’est pas une activiste qui monte sur l’estrade pour parler aux grévistes ou qui brandit le poing lors des manifestations, et, sans doute, sa santé défaillante en est la raison. Et ce n’est pas le glaive de la Justice bourgeoise qui s’abattra sur elle au début du 20e siècle, mais la jalousie d’un de ses élèves, fragile psychologiquement. Un coup de revolver faillit lui ôter la vie.

Voltairine de Cleyre plaît aux hommes, mais son féminisme radical fixe des limites aux relations intimes qu’elle entend nouer : amour libre, non-communauté de vie. Alors que certains ont construit l’image d’une Voltairine de Cleyre, romantique voire austère, belle et rebelle, qui n’aurait eu qu’un seul et véritable amant, la révolution libertaire, la vraie Voltairine était une femme qui se débattait dans une société puritaine, patriarcale, pour vivre et aimer librement. Tout simplement...

mardi, novembre 25 2025

Waldeck-Rousseau, réformateur prudent

Christophe Bellon, Waldeck-Rousseau. Sauver la République, CNRS Editions, 2025.

Sérieux, timide, réservé, travailleur, pugnace, habile, courageux et désintéressé, orgueilleux mais pas arrogant, tel m’apparaît Pierre Waldeck-Rousseau auquel l’historien Christophe Bellon vient de consacrer une biographie imposante : Waldeck-Rousseau. Sauver la République.
Ce fils de la bourgeoisie nantaise a baigné dans la politique fort jeune du fait des engagements de son père1. Comme lui, il est républicain, mais ses idées l’éloignent du courant radical2. Son camps est celui des républicains dits opportunistes. Waldeck-Rousseau est un libéral, un modéré mais pas « modérément républicain » aimait-il à dire ; c’est un réformateur qui veut faire avancer les choses sans recourir au bras-de-fer.

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Avocat spécialisé dans les affaires commerciales, Pierre Waldeck-Rousseau impressionne malgré sa jeunesse et son inexpérience. Il parle clairement, argumente, pèse ses mots et son éloquence sans emphase fait bien vite sa réputation. Remarqué, l’avocat provincial entre alors en politique et grimpe rapidement les échelons jusqu’à devenir ministre d’une Troisième République, vieille de dix ans, qui cherche encore sa voie. Lui a trouvé la sienne : il sera le sauveur de cette République instable, qui semble toujours sur le point de s’effondrer.

Sa conviction : la République, pour durer, doit rassurer et non faire peur à ces masses rurales conservatrices sur lesquels notables et Eglise ont encore la main. Ami de Gambetta, l’ancien boutefeu devenu modéré qui l’a pris sous son aile, il considère que la France a besoin de stabilité et de certitudes. Il faut enraciner la République. Pour cela, elle doit être respectable. Les élus doivent être irréprochables… ce qui n’est pas leur qualité première3, et Waldeck-Rousseau garda sa vie durant du mépris pour la représentation nationale peuplée d’élus médiocres, parfois cupides et affairistes, davantage préoccupés par leur réélection que par l’intérêt dit général4. Il considère que le meilleur antidote à l’antiparlementarisme, c’est la moralité des élites ; et il entend protéger l’administration du clientélisme et de la corruption.

La République doit être également efficace. Waldeck-Rousseau est un réformateur prudent mais actif, et l’auteur consacre de nombreuses pages aux multiples lois, souvent complexes, sur lesquelles il a travaillées ; des lois ambitieuses et négociées5 qui ont pour buts de « chercher un équilibre entre Parlement et gouvernement, entre force de la loi et puissance de l’Etat »6, et de renforcer l’État face à ce qui peut le menacer : les courants réactionnaires, royalistes, catholiques virulents, et la canaille rouge qui se pique de socialisme, de grève générale et effraie la bonne société… sauf lui. Car Waldeck-Rousseau en est persuadé : en répondant aux attentes des ouvriers honnêtes, en les éduquant, en légalisant leurs syndicats, en les réprimant aussi à l’occasion, on les éloignera du socialisme, du syndicalisme révolutionnaire et de l’aspiration au Grand Soir ; de la même façon, il s’efforcera par la négociation à détacher la grande masse des catholiques de son aile la plus radicale, monarchiste et antisémite. Ainsi, il n’était pas favorable à la séparation de l’église et de l’État même s’il concédait qu’elle était inévitable. Il fallait donc laisser le temps au temps. En somme, il préférait accompagner l’inéluctable plutôt que de le provoquer.

Pierre Waldeck-Rousseau veut faire advenir une République apaisée, condition sine qua non pour que tout Français s’y reconnaisse ; et pour y parvenir, il faut mettre de l’ordre et de la discipline dans un camp républicain fracturé. Ainsi, durant une vingtaine d’années, auprès de Gambetta puis de Jules Ferry, Waldeck-Rousseau s’efforcera de bâtir des majorités pour mener à bien ses projets, lorgnant parfois à gauche mais plus souvent sur sa droite ; mais ce seront des majorités toujours fragiles dans une période où la discipline parlementaire n’existe pas. Il marchera constamment sur une ligne de crête, revendiquant « l’art opportuniste de l’adaptation ». L’homme du « juste milieu », est décédé en 1904. Deux ans plus tôt, des républicains bien plus radicaux7 que lui l’avaient écarté du pouvoir… La question religieuse va revenir bientôt sur le devant de la scène.

1 René Waldeck-Rousseau fut député sous la Deuxième République (1848-1849) et maire de Nantes (1870-1873).
2 Daniel Mollenhauer, A la recherche de la "vraie République". Les radicaux et les débuts de la Troisième République (1870-1890), Le Bord de l'Eau, 2023. Il est à noter que Waldeck-Rousseau, pourtant ministre de l'Intérieur de 1881 à 1885, n'apparaît pas dans l'index de cet ouvrage.
3 Les scandales politico-financiers (Panama, Suez) jettent régulièrement l’opprobre sur les députés et sénateurs.
4 Il n’avait guère confiance en ses ministres dont il exigeait de lire les discours.
5 Loi légalisant les syndicats (1884), sur les associations (1901) ; ajoutons ici le décret graciant Alfred Dreyfus (1899).
6 Nicolas Roussellier, La force de gouverner. Le pouvoir exécutif en France 19e-21e siècles, Gallimard, 2015, p. 117.
7 Il est remplacé par le « petit père » Combes, républicain radical et radicalement anticlérical.

mardi, novembre 18 2025

Proudhon, immortel ?

Pierre Ansart, Naissance de l’anarchisme, Editions de l’Echappée, 2025.
Anne-Sophie Chambost, Proudhon. L’enfant terrible du socialisme, Dunod, 2024.

Pour beaucoup, la cause est entendue depuis longtemps. Pierre-Joseph Proudhon (1809-1865) était un penseur certes original mais désarçonnant, aussi bouillonnant que brouillon, un piètre philosophe et un piètre économiste, un moraliste conservateur et misogyne : pour preuve, une fraction de l’extrême-droite a toujours adulé ce chantre petit-bourgeois de la famille et de la petite entreprise artisanale. Mort et enterré, Proudhon ? Non. Des chercheurs, refusant d’abandonner cette œuvre prolifique à la critique rongeuse des souris, entreprennent régulièrement d’en interroger l’intérêt et la pertinence pour nos temps tourmentés.
Chambost.jpeg « Pénétrer dans cette pensée dense n’est pourtant pas chose aisée », reconnaît l’historienne du droit Anne-Sophie Chambost1, dont le Proudhon. L’enfant terrible du socialisme vient d’être réédité chez Dunod. En près de 400 pages, elle nous met dans les pas du penseur bisontin, de cet autodidacte issu des classes populaires, orgueilleux et insatisfait, qui ne désire qu’une chose : l’émancipation des travailleurs. Ses ennemis ont pour noms les économistes libéraux, les politiciens bourgeois si facilement corruptibles, mais aussi ces classes populaires maintenues dans l’ignorance et facilement manipulables. Il se méfie autant des barricades que du suffrage universel… Seul un peuple ayant la conscience de son malheur pourra accomplir la seule révolution qui compte : la révolution sociale, par le bas, autrement dit par les producteurs. La révolution que Proudhon appelle de ses vœux sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes, de leur praxis.

La réédition par les éditions de l’Echappée du livre du sociologue Pierre Ansart, Naissance de l’anarchisme, est judicieuse pour qui veut mieux comprendre à la fois les idées de Proudhon et l’intérêt que lui portèrent le mouvement ouvrier naissant au temps de la Première Internationale.
Pour comprendre les idées ou la vision du monde de Proudhon, il faut garder en mémoire la période de leur élaboration : ce temps où les associations ouvrières, comme les sociétés de secours mutuels, fleurissent malgré les menaces de répression qui pèsent sur elles ; ce temps où la subordination, conséquence du contrat de travail, n’a pas encore gagné toutes les têtes ; ce temps où la classe ouvrière se montre adulte, responsable et capable de s’organiser collectivement, en toute autonomie. Proudhon est profondément marqué par l’expérience des canuts lyonnais où le chef d’atelier est à la fois le propriétaire des métiers à tisser, l’employeur des compagnons qui travaillent avec lui et un producteur parmi d’autres. Et c’est ce collectif de travail qui a pour adversaire le marchand-fabricant qui lui fournit la matière première, fixe les tarifs et empoche l’aubaine, autrement dit le bénéfice. Le patron, pour Proudhon, c’est lui et lui seul. Et les canuts qui tomberont sous la mitraille en 1831 et 1834 seront tout autant des chefs d’atelier et que de simples compagnons.
Ansart-ConvertImage.jpg Proudhon, qui « ancre l’action révolutionnaire dans le présent manufacturier », ne veut rien attendre de l’État, des politiciens, du capital ou de la religion. Il est persuadé que cette floraison d’associations ouvrières marque « l’avènement d’un monde radicalement nouveau ». Pour Proudhon, « l’anarchisme désigne positivement un faire ouvrier, une organisation spontanée dont il faut découvrir et promouvoir les caractères propres. » L’émancipation ou plutôt la démocratie industrielle qu’il appelle de ses vœux, peut se passer de chefs, d’idoles, car les travailleurs portent en eux cette capacité à inventer un monde nouveau, en se fédérant, solidairement.


1. On lui doit également Proudhon et la norme. Pensée juridique d’un anarchiste, PUR, 2004. Elle a contribué également au Dictionnaire Proudhon (Aden, 2011).

mercredi, novembre 12 2025

Le fantôme de Sékou Touré

Elara Bertho, Conakry, une utopie panafricaine. Récits et contre-récits 1958-1984, CNRS, 2025.

Il fut l’homme qui osa dire non, et cela fit sa légende. Sékou Touré incarna un temps le refus du néocolonialisme et l’idéal panafricain. Elara Bertho nous en dit plus avec Conakry, une utopie panafricaine. Récits et contre-récits, 1958-1984.

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A l’été 1958, de retour au pouvoir, de Gaulle, l’homme de la Résistance, accomplit une tournée en Afrique de l’Ouest pour y vendre son projet de communauté franco-africaine. Chaque colonie est appelé, par referendum, à se déterminer. Seuls les Guinéens refusent cette tentative de maintenir en vie l’empire colonial. En 1960 quand les anciennes colonies acquièrent leur indépendance, la Guinée dirigée par Sékou Touré devient l’ennemi à abattre pour le gouvernement français qui n’a guère apprécié un tel affront. Et l’on sait à quel point la Françafrique est adepte des coups tordus et sait reprendre d’une main ce qu’elle a dû concéder1...

« Nous préférons la pauvreté dans la liberté à la richesse dans l’esclavage ». Ces mots de Sékou Touré jetés à la face de de Gaulle sont la « matrice de l’imaginaire politique guinéen ».
Pour des intellectuels, militants et artistes anticolonialistes locaux comme étrangers, la Guinée devient la patrie de leurs espoirs émancipateurs et panafricains, le visage de la Résistance et non celui de la veulerie de ses voisins ayant accepté leur mise sous tutelle. Sékou Touré détestait Senghor en qui il voyait un serviteur de l’impérialisme français.

Confrontés au tournant autoritaire pris très vite par le régime, les Guinéens sont appelés à défendre leur patrie assiégée et à honorer leur président, dont le culte envahit l’espace public. Les artistes sont mis à contribution pour célébrer la grandeur de la nation naissante et celle de son leader à la plume ardente et poétique. Car, comme Mao, Touré se veut poète...
Le combat politique est tout autant culturel. Artistes et plumitifs obséquieux sont mis à contribution sur tout le territoire et dans toutes les langues pour honorer l’homme du non, devenu dictateur paranoïaque, et flétrir les traîtres, les agents de l’étranger mais aussi la jeunesse trop insouciante culturellement pervertie par l’Occident mercantile : le yéyé ne peut être l’homme nouveau, soucieux d’authenticité, promu par le régime. Certains le font, par conviction ou par intérêt, quand ce n’est pas avec l’angoisse d’être la prochaine victime des humeurs présidentielles. D’autres ferment les yeux sur les horreurs du régime, gardant pour le vieux satrape la même affection qu’ils avaient pour lui à l’été 1958. L’opposition au régime ? Elle est liquidée, disparaît dans les geôles ou s’exile ; et c’est depuis l’exil qu’elle dénonce un régime devenu fou, sans rompre pour autant avec l’idéal de 1958 : le refus du néocolonialisme et l’espoir mis dans un socialisme émancipateur.

A partir d’archives privées, publiques et de publications politiques et culturelles, Elara Bertho fait ainsi le portrait d’une génération intellectuelle passé de l’espoir à la désillusion, mais qui garde une « immense nostalgie » de ce temps où le socialisme était à l’ordre du jour. Le fantôme de Sékou Touré hante toujours les consciences guinéennes.

1 François-Xavier Verschave et Philippe Hauser, Au mépris des peuples. Le néocolonialisme franco-africain, La Fabrique, 2004.

lundi, novembre 3 2025

"Un bon Indien est un Indien mort"

__Joëlle Rostkowski, Vainqueurs et invaincus. La « question indienne » de Washington à Trump, CNRS Editions, 2025. __

« Un bon Indien est un Indien mort » ; « Tuer l’Indien pour sauver l’homme ». Ces deux sentences parcourent le livre de Joëlle Rostkowski, Vainqueurs et invaincus. La « Question indienne » de Washington à Trump. Encore faut-il que l’on s’entende : la mort peut être tout autant physique que culturelle et spirituelle. Un bon Indien est donc un Indien mort ou un Indien qui a cessé culturellement de l’être.

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En 400 pages, l’ethnohistorienne Joëlle Rostkowski balaie trois siècles d’histoire américaine durant lesquels, au gré des circonstances, la question indienne occupa une place importante dans la construction de la jeune nation. On suit donc la politique indienne des différents présidents, et l’autrice souligne « l’importance des convictions personnelles profondes » de ces derniers dans le déploiement des dites politiques.

Jusqu’à la fin du 19e siècle, les « dévoreurs de terre » à la langue fourchue s’employèrent à réduire la puissance des tribus, à civiliser et christianiser les sauvages. Ils le firent avec brutalité, cruauté et malice, jouant sur les rivalités inter-indiennes. Le but recherché était simple : libérer des terres pour la colonisation, car la terre doit servir, autrement dit rapporter ; pourquoi laisser des terres à des Indiens qui nomadisent et ne les utilisent pas alors que des flots de migrants en quête du bonheur débarque chaque jour en Terre promise ? Le but de chacun n’est-il pas de devenir un fermier laborieux et sédentaire, éduqué et bon chrétien ?
Alors on vole, on multiplie les massacres de masse, on spolie, on corrompt, on affame et on signe des traités qu’on dénoncera à la première occasion ; les Indiens résistent comme ils le peuvent, mais ils sont très vite débordés et souffrent d’un mal qu’on appelle le respect de la parole donnée. Le rêve américain s’est bâti sur des monceaux de cadavres...

En 1890, la conquête de l’Ouest est terminée et on compte moins de 250 000 Indiens, pour l’essentiel parqués dans des réserves, sur tout le territoire états-unien. Vient le temps de la folklorisation des cultures indiennes. Le sauvage d’hier, massacreur de femmes et d’enfants, mécréant et idolâtre, devient un guerrier fier et ombrageux. Geronimo, l’incarnation du mal, devient une attraction populaire…
L’Indien a cessé d’être un problème d’ordre militaire pour le suprémacisme blanc. Il est dorénavant un problème politique et social1. Les gouvernement successifs s’efforcent donc de gérer les affaires indiennes en favorisant l’émergence de leaders pragmatiques qui ont fait leurs les valeurs américaines. Dans le bouillonnement culturel des années 1960 et 1970, ces leaders furent remis en cause par une jeunesse radicale dont les coups de force ont fait de la question indienne une question d’actualité2. Le Red power s’en prenait au mépris social et au génocide culturel dont les différentes nations étaient victimes.

Aujourd’hui, alors que les cultures indiennes sont reconnues, discutées, valorisées, les Indiens demeurent l’une des figures de la grande pauvreté états-unienne, avec tous ses stigmates : violence, obésité, alcoolisme, dépression. Cependant, l’autrice les croît mieux armés qu’hier pour résister par exemple à un Trump si d’aventure ce dernier se mettait à vouloir renégocier la gestion du sous-sol des réserves indiennes qui regorgent d’uranium, de pétrole ou de gaz. Encore faut-il que les Indiens se souviennent de ces mots de Sitting Bull : « Nous sommes comme les doigts d’une main. Individuellement, il est facile de nous briser mais ensemble nous formons un poing puissant. »

1 Stan Steiner, La Raza. La révolte des Indiens du sud des Etats-Unis, Maspero, 1971 ; Ertel, Fabre, Marienstras, En marge. Les minorités aux Etats-Unis, Maspero, 1971.
2 Klee Benally en fut l’une des dernières incarnations. Lire son livre Pas de capitulation spirituelle. Anarchie autochtone en défense du sacré, Tumult, 2024.

mercredi, octobre 29 2025

Mes lectures d'octobre 2025

Julien Théry, En finir avec les idées fausses sur l'histoire de France, Editions de l'Atelier, 2025.
L'Economie politique (Revue), n°108 (11/2025, Le prix de la surconsommation), Alternatives économiques, 2025.
Barbara Stiegler, Du cap aux grèves. Récit d'une mobilisation 17 novembre 2018 - 17 mars 2020, Verdier, 2020.
CFDT aujourd'hui (Revue), n°66, Histoires syndicales), 1984.
Edward P. Thompson, La guerre des forêts. Luttes sociales dans l'Angleterre du 18e siècle, La Découverte, 2017.

dimanche, octobre 26 2025

Sionime et antisionisme

Béatrice Orès, Michèle Sibony, Sonia Fayman (Textes choisis par), Antisionisme, une histoire juive, Syllepse, 2023.
Rachad Antonius, La conquête de la Palestine. De Balfour à Gaza, une guerre de cent ans, Ecosociété, 2024.
Monique Chemillier-Gendreau, Rendre impossible un Etat palestinien. L’objectif d’Israël depuis sa création, Textuel, 2025.
Salah Hammouri, Prisonnier de Jérusalem. Un détenu politique en Palestine occupée, Libertalia, 2023.

Si l’on en croît certains, l’antisionisme a eu deux vies, avec comme points de bascule Auschwitz et la création de l’État d’Israël. Avant, disent-ils, il était encore possible de défendre l’assimilation des Juifs dans les pays où ils vivaient, mais la Shoah a mis fin au débat : seule l’existence d’un Etat juif peut assurer la sécurité des Juifs du monde.

Avec Antisionisme, une histoire juive (Syllepse), les autrices, membres de l’Union juive française pour la paix, nous proposent une quarantaine de textes qui nous rappellent que « l’antisionisme a d’abord été une histoire juive (traversant) le judaïsme et la judéité ». Rabbins, philosophes, historiens, militants politiques, ashkénazes comme mizrahim… de la fin du 19e siècle jusqu’à nos jours, ils ont tous pris la plume pour porter un regard critique sur le projet sioniste. Les religieux voyaient en lui une trahison du judaïsme, tandis que les courants laïcs et radicaux dénonçaient sa dimension coloniale, raciste et théocratique, ainsi que son nationalisme tapageur. Pluralité de discours et pluralité d’approches donc, pour un livre essentiel.

En 160 pages, le sociologue Rachad Antonius revient sur un siècle d’affrontements. La conquête de la Palestine (Ecosociété) évoque tout d’abord les ambiguïtés de la Déclaration Balfour et la politique oscillatoire de la Grande-Bretagne confrontée aux vagues migratoires et aux pratiques de l’immigration juive dans l’entre-deux-guerres qui marginalisèrent les populations palestiniennes, majoritairement pauvres et rurales. Depuis 1948, les Palestiniens ont subi humiliations sur humiliations et vu leur situation se dégrader. Pour Antonius, le 7 octobre 2023 n’est pas le début de l’histoire comme veut le faire croire la propagande israélienne. Israël n’est pas en guerre contre le Hamas mais bien contre le peuple palestinien dont il nie même jusqu’à l’existence.

L’itinéraire de Salah Hammouri est à ce titre exemplaire. Dans Prisonnier de Jérusalem (Libertalia), ce militant franco-palestinien raconte ses années de prison : plus d’une décennie passée dans des geôles surpeuplées où la violence physique et psychologique est au menu quotidien, tout comme l’indispensable solidarité qui permet de tenir. « Le système juridique israélien, écrit-il, est un élément fondamental du système colonial ». Rappelons que plus de 1000 Palestiniens sont enfermés des années durant sans en connaître les raisons (c’est le régime dit de la détention administrative) et que la justice les presse à plaider-coupable, seul moyen de faire cesser l’incertitude qui pèse sur eux. Né à Jérusalem, Salah Hammouri a été « déporté » en France en 2022, sa carte de résident ayant été définitivement révoqué par le gouvernement israélien.

Avec Rendre impossible un Etat palestinien, la juriste Monique Chemillier-Gendreau rappelle que le mouvement sioniste, depuis un siècle, n’a toujours eu qu’un objectif en tête : non partager un territoire mais faire de la Palestine une terre sans Arabes puisque pour les sionistes, de peuple palestinien, il n’y a pas. Les gouvernements israéliens successifs ont su saisir toutes les opportunités pour conquérir davantage de territoires, bénéficiant du soutien de puissances étrangères, de la passivité de la communauté internationale et de son incapacité à faire respecter les résolutions prises ; et le processus de purification ethnique se poursuit aujourd’hui par la multiplication des colonies, l’assassinat de Palestiniens en Cisjordanie, et le déploiement d’une politique génocidaire à Gaza. Pour l’autrice, il est illusoire d’imaginer que par la négociation, l’on parviendra à faire émerger un Etat palestinien, viable.

mardi, octobre 21 2025

Iran : le combat des femmes

Natalie Amiri et Düzen Tekkal, Nous n’avons pas peur. Le courage des femmes iraniennes, Editions du Faubourg, 2025.

« Il y a des circonstances dans la vie où respecter nos propres principes suppose de sacrifier notre bonheur ». Jasmin Shakeri est Iranienne. Elle est l’une des seize femmes à s’être confiée à Natalie Amari et Düzen Tekkel. Le livre « Nous n’avons pas peur » nous emmène en enfer, là où l’on peut mourir parce qu’on est une femme mal coiffée.
Elles sont femmes, nées ou vivant en exil, issues de milieux bourgeois, exerçant des métiers intellectuels ou artistiques, appartiennent parfois à des minorités ethniques ou religieuses. Certaines ont connu la prison, la brutalité des milices gouvernementales. Elles sont courageuses et persuadées que la République islamique est à l’agonie… même si cette agonie dure depuis trop longtemps. Pour Masih Alinejad, « c’est un marathon, pas un sprint » que les Iraniens et Iraniennes sont obligés de courir.
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L’actrice Golshifteh Farahani est optimiste. Elle considère que l’Iran est certes « un pays traditionnel, ancré dans les rituels » mais ce n’est pas un « pays religieux » ; en tout cas les mollahs n’ont pas tué dans les coeurs iraniens le goût des arts.
Le régime serait donc en sursis. Sa rhétorique nationaliste, anti-impérialiste et anti-occidentale, réactivée au gré des circonstances, tournerait à vide. Le pouvoir ne tiendrait que par la répression, avec ses pics de violence et ces phases de répit, car les pasdarans ne sont pas seulement les gardiens de la révolution : ils protègent tout un système d’enrichissement et de corruption1.

En Iran, la compétition électorale se réduit à un face à face entre conservateurs et réformateurs avec, pour arbitre, le conseil des gardiens de la Constitution qui adoube ou pas les candidats. Longtemps, la société iranienne a misé sur le courant réformateur pour ouvrir des brèches. Elle en est revenue : pour Parastou Forouhar, « la société n’espère plus rien de ce gouvernement, elle veut l’abolition de tout le système ». En arrachant leur voile ou en le mettant de façon non conforme, les femmes affirment leur liberté et leur refus de la vie schizophrénique imposée par le régime où la liberté n’est possible que dans la sphère très privée.

Femme, vie, liberté. Elles veulent la démocratie, la laïcité, voire un système fédéral permettant aux différentes communautés du pays d’exprimer leur identité culturelle sans risque de répression. Elles veulent la liberté et le droit de mener, nous dit Nasrin Sotoudeh, « une vie simple, normale », sans cette « suspicion permanente qui empoisonne les relations » sociales. Nazanin Boniadi l’affirme : « Le peuple iranien ne cherche personne pour le sauver. Il veut juste que la communauté internationale cesse de sauver le régime ».

Il faut lire ce livre fort, émouvant. Cependant, je lui trouve deux limites : ces femmes font toutes partie des milieux éduqués et socialement privilégiés ; la question sociale est absente de leurs réflexions. Qu’en est-il des femmes des quartiers populaires et des campagnes ? Que pensent-elles, ces femmes, ou plutôt que s’autorisent-elles à penser ? Cette parole populaire, prolétaire, demande elle aussi à être recueillie2.

1. cf. Jean-François Bayart, L’Islam républicain. Ankara, Téhéran, Dakar, Albin Michel, 2010 ; Fariba Abdelkhah, J.-F. Bayart et Olivier Roy, Thermidor en Iran, Editions Complexe, 1993.
2. Je vous renvoie au travail de Fariba Adelkhah : La révolution sous le voile. Femmes islamiques d’Iran, Karthala, 1991. Pour faire ce travail, l’autrice avait rencontré plus de 70 femmes dont l’origine, le parcours scolaire et la situation sociale étaient très divers.

mardi, octobre 14 2025

Actualité de la réforme agraire

Alternatives sud, Obsolètes, les réformes agraires ?, Centre tricontinental/Syllepse, 2025.

Longtemps, elle fut l’étendard brandi par les mouvements émancipateurs. Elle était promesse de justice sociale et de développement économique. Puis le néolibéralisme s’en est saisi pour l’accommoder à sa sauce… L’excellente revue Alternatives sud, qui donne la parole à des chercheurs et militants de ce que l’on appelait jadis le tiers-monde, pose la question : Obsolètes, les réformes agraires ? Pour se faire, elle nous emmène en Afrique, en Indonésie et en Amérique latine...
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Jadis donc, c’est pour elle que les peuples se sont révoltés, et quand ce n’était pas en son nom, elle n’était jamais très loin. Devenir propriétaire revenait à sécuriser, en l’absence de filets sociaux de protection, un quotidien marqué par l’incertitude. Portée par des mouvements populaires, des gouvernements, des partis révolutionnaires et d’autres qui l’étaient beaucoup moins, la revendication d’un accès à la terre pour la masse des gueux fut centrale jusqu’aux années 1980 et ce, sur tout le globe. Puis sa dimension « idéologique » fut mise au rencard, et la Banque mondiale pesa de tout son poids pour que les Etats privilégient désormais une « approche technicienne et dépolitisée. (…) Il ne (s’agissait) plus de repenser les structures agraires, mais d’organiser les marchés fonciers et de garantir leur bon fonctionnement ». Pas question de s’attaquer aux grands propriétaires terriens, la conflictualité sociale devait céder devant la promotion des « transactions libres et volontaires ».
Et ce qui devait arriver arriva. Les élites rurales ont profité à plein de la nouvelle donne grâce à leurs relais politiques et économiques, au détriment des petits propriétaires, condamnés à s’endetter pour acquérir de nouvelles terres, pendant que les plus fragiles économiquement étaient condamnés à céder leurs propriétés contre monnaie sonnante et trébuchante.

Mais que faire de ces terres ? De l’agriculture vivrière, respectueuse des écosystèmes et destinée au marché local ? Evidemment pas. Selon les endroits, ces terres ont servi ou servent à l’agriculture industrielle, aux agro-carburants, à la monoculture d’exportation, avec toutes leurs conséquences sur la qualité des sols. Cet accaparement des terres a servi également à développer des projets miniers dont on connaît les multiples impacts sur les territoires impactés. Enfin, une partie de ces acquisitions sont des projets de compensation carbone destinés à lutter contre le réchauffement climatique. Le business, c’est du business, même teinté en vert1
Ces réformes agraires ne règlent en rien le problème de la misère rurale : elles fragilisent et sont des éléments de discorde au sein des communautés paysannes qui, rappelons-le, ne furent jamais des espaces sans conflit ; elles accentuent les conflits entre sédentaires et nomades ou encore les conflits d’usage. Rappelons-le : la terre ne peut être vue seulement comme espace productif ou « simple ressource économique » : elle est « au coeur des identités et des cultures », ici comme ailleurs.
Tout cela ne sous-entend pas que les anciennes réformes agraires n’avaient pas leurs défauts. Pour le chercheur et militant brésilien Joao Pedro Stédile, la « réforme agraire populaire », qu’il appelle de ses vœux et qui repose sur l’agriculture familiale, doit mettre au centre de son action non plus comme jadis le travail du paysan, mais « la production de nourriture pour l’ensemble de la société » : « La réforme agraire populaire c’est pas seulement une réforme paysanne. Il ne s’agit pas de seulement de résoudre le problème de la pauvreté des sans-terre. C’est une réforme agraire qui pense la société. »

1. Je vous renvoie à la lecture édifiante d’un autre numéro récent d’Alternatives sud : Business vert en pays pauvres, Centre tricontinental/Syllepse, 2025.

vendredi, octobre 3 2025

David Graeber : nourriture pour cogiteuse

David Graeber, Valeur, politique et démocratie aux Etats-Unis, PUL, 2025.
Véronique Dutraive (sldd), Penser et agir avec David Graeber. Construire des ponts entre les sciences sociales, PUL, 2025.

Le 2 septembre 2020, l’anthropologue et activiste américain David Graeber décédait brutalement, à l’âge de 59 ans. Les Presses universitaires de Lyon lui rendent hommage avec deux livres très dissemblables.
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Le premier est une courte brochure comprenant un texte inédit de Graeber, Valeur, politique et démocratie aux Etats-Unis, texte sorti initialement en 2011 et dans lequel il revenait sur l’élection de Georges Bush en 2004, et sur un paradoxe apparent : une fraction des classes populaires avait voté pour un fils à papa dont le programme ne pouvait rien lui apporter de positif. Il n’était évidemment pas le seul à se poser la question1, mais son approche fut très originale, et le demeure. Pour comprendre ce comportement électoral, Graeber nous propose d’enrichir l’« approche purement politico-économique » et d’interroger le fameux couple égoïsme/altruisme et la question classique en sociologie du don et du désintéressement2. Il souligne que la société américaine, société de plus en plus castée, est plutôt « fondée sur une lutte pour l’accès au droit de se comporter de manière altruiste » : « Si vous n’êtes dotés d’aucune richesse (…) ni ne possédez un certain capital culturel (…) ce qu’on vous refuse, au bout du compte, c’est la noblesse » ; « être noble, c’est être généreux, élevé moralement, altruiste »3. Or, pour Graeber, « les individus aspirent tous tendanciellement à d’autres valeurs qu’aux valeurs mercantiles. »

Le second ouvrage, coordonné par l’économiste Véronique Dutraive, s’intitule Penser et agir avec David Graeber. Construire des ponts entre les sciences sociales. Auteur prolifique4, Graeber avait le goût de la transdisciplinarité, et ses travaux ont immanquablement stimulé les réflexions de chercheurs venant d’horizons différents. Ils sont une vingtaine à avoir contribué à ce livre, et ils l’ont fait avec une regard critique et non hagiographique.
En 300 pages, au contenu souvent ardu, on y évoque l’histoire de la dette et des formes multiples qu’elle a prises à travers les siècles, l’apparition de la monnaie et celle du capitalisme, la place prise par le travail salarié dans nos vies quotidiennes ou encore les rapports de pouvoir au sein des sociétés humaines, problématique qui parcourt toute son œuvre. Libertaire, David Graeber a toujours porté une attention particulière à cette « faculté d’expérimentation sociale et d’auto-création » des êtres sociaux et moraux que nous sommes. C’est pourquoi il comptait sur les mouvements sociaux pour stimuler les imaginaires radicaux. Optimiste, David Graeber était persuadé que « dès qu’il y a suffisamment de personnes libérées des chaines qui entravent l’imagination collective, on sait que même nos opinions les plus profondément ancrées sur ce qui est ou non politiquement possible s’effondrent du jour au lendemain. »5


Notes
1 Je pense par exemple aux écrits de Thomas Frank (Pourquoi les pauvres votent à droite ?, Agone, 2013 - initialement 2004), Chris Hedges (Les fascistes américains. La droite chrétienne à l’assaut des Etats-Unis, Lux, 2021 [initialement 2007), Nicole Morgan (Haine froide. A quoi pense la droite américaine ?, Seuil, 2012) ou Sylvie Laurent (Poor white trash. La pauvreté odieuse du Blanc américain, PUPS, 2011).
2 Sur cette question, il trouve Pierre Bourdieu trop économiciste. Lire de Pierre Bourdieu, L’intérêt au désintéressement. Cours au Collège de France 1987-1989, Seuil, 2022.
3 Sur la philanthropie des élites américaines, je vous renvoie au livre de Nicolas Guilhot, Financiers, philanthropes. Vocations éthiques et reproduction du capital à Wall Street depuis 1970 (Raisons d’agir, 2004). Je vous renvoie également à la lecture du livre de Christopher Lasch La révolte des élites et la trahison de la démocratie (Flammarion, 2007).
4 Parmi tous ses écrits, citons Pour une anthropologie anarchiste (Lux, 2004), Dette, cinq mille ans d’histoire (Les liens qui libèrent, 2011), Bureaucratie (Les liens qui libèrent, 2015), Bullshit jobs (Les liens qui libèrent, 2018), Au commencement était… Une nouvelle histoire de l’humanité (Les liens qui libèrent, 2021).
5 David Graeber, Comme si nous étions déjà libres, Lux, 2014.

mercredi, octobre 1 2025

Mes lectures de septembre 2025

SEPTEMBRE 2025
Alain Gresh, Palestine. Un peuple qui ne veut pas mourir, LLL, 2025.
Laurent Mauduit et Denis Sieffert, Trotskisme, histoires secrètes. De Lambert à Mélenchon, Les Petits Matins, 2024.
Gérard Noiriel, Préférence nationale. Leçon d'histoire à l'usage des contemporains, Gallimard, 2024.
Michael Löwy et Paul Guillibert, Marx narodnik. Les populistes russes, le communisme et l'avenir de la révolution, L'Echappée, 2025.
Onintza Irureta Azkune et Aiala Elorrieta Agirre, Borrokan! Comment gagner une grève féministe, Editions syndicalistes, 2025.
Natalie Amiri et Düzen Tekkal, Nous n'avons pas peur. Le courage des femmes iraniennes, Editions du Faubourg, 2025.
Sonia Dayan-Herzbrun, Le sionisme, une invention européenne. Genèse d'une idéologie, Lux, 2025.
Anne Gouret, Françoise Auneau, Nathalie Fond, Naître, accoucher à Nantes (1970-2025), A la criée, 2025.
Ralph Schor, L'antisémitisme en France dans l'entre-deux-guerres, Editions Complexe, 2005.

mercredi, septembre 24 2025

Devenir fasciste...

Mark Fortier, Devenir fasciste. Ma thérapie de conversion, Lux, 2025.

Le sociologue québécois Mark Fortier n’a pas l’âme d’un guerrier. Alors, face à la montée de l’extrême-droite et à la « déroute de la démocratie sociale et libérale », il a fait son choix : il a décidé de se peindre en brun pour se « fondre dans le décor ». « Devenir fasciste. Ma thérapie de conversion » est son dernier livre.
Normalement, lui, l’intellectuel de gauche, progressiste et démocrate, aurait dû résister à l’air nauséabond de notre temps, puisqu’il incarne tout ce que la droite radicale déteste. Mais comme beaucoup d’autres, et notamment les élites économiques jusqu’alors acquises au libéralisme, il a choisi, comme Jeff Bezos, Mark Zuckerberg et tant d’autres, de s’adapter.

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L’hégémonie culturelle de la gauche : c’est donc fini ! L’endoctrinement des enfants à l’école, c’est terminé: il faut purger1 les bibliothèques des lectures indécentes, offensantes, voire culpabilisantes, de tout ce qui sent le « woke ». L’autodafé se passera de bûcher. Il faut maître au pas les universités. Il faut purger l’art également de ces accents frivoles, nihilistes, transgressifs qui polluèrent la cérémonie d’ouverture des derniers JO. Pourtant, qu’y a-t-il de plus transgressif que de confier des missions fondamentales à des hurluberlus, des sociopathes ou des abrutis ? La nouvelle équipe de Trump « a des airs de cabinet de curiosités » nous dit Fortier, où idiotie, insultes, fake news servent lieu de discours2. Il faut « noyer les médias dans la merde », soutient Steve Bannon pour en finir avec la démocratie et semer la confusion dans les esprits ; il faut avilir le langage, le réduire à quelques mots qu’on va répéter à satiété : les discours de Trump sont ainsi « faciles à comprendre mais pratiquement impossibles à traduire » ; quant au verbiage techno-bureaucratique, avec ses boursoufflures stylistiques et ses circonlocutions, son jargon peuplé de mots-valise, il participe également à rendre la réalité indéchiffrable.

Mark Fortier écrit : « Produit par des ploutocrates de droite, ce cirque offre une élite démocratique affaiblie en pâture à la colère du peuple ». Mais cette élite mérite-t-elle d’être défendue ? N’est-ce pas elle qui a transformé la politique « en une lutte non pour le changement de la société, mais pour le changement de soi-même » ? N’est-ce pas elle qui a mis au rencard la défense de l’égalité et fait parallèlement l’éloge de la diversité ? Que peut-on attendre d’eux ? Pour l’auteur, ces « patriciens du 21e siècle, prudents et modérés, feront ce qu’ils font de mieux : rien. »

Malgré tout cela, Mark Fortier n’est pas devenu fasciste. Sa thérapie de conversion fut un flop : la greffe n’a pas pris. Il a décidé d’être optimiste, confiant dans la capacité d’une majorité d’êtres humains à faire le choix de l’empathie, de la solidarité et de l’altruisme. Après tout, comme lui a enseigné sa mère, « la méchanceté des hommes n’a rien de définitif. »

Notes
1. Précisons que Mark Fortier « ne trouve pas les purges plus acceptables parce que ce sont (ses) semblables les progressistes qui tiennent le rôle de l’inquisiteur ». Il critique ici certaines actions de militants de gauche sur les campus américains dont la droite radicale a su faire son miel en son temps. Alain Deneault aborde également cette question dans Moeurs. De la gauche cannibale à la droite vandale (Lux, 2022).
2. Francis Dupuis-Déri, Panique à l’université. Rectitude politique, wokes et autres menaces imaginaires, Lux, 2022.

dimanche, septembre 21 2025

Pisser dans les cours d'eau...

Serge Hastom, Pisser dans les cours d’eau. Carnets de reportages très indépendants, Editions du Faubourg, 2025.

Serge Hastom est reporter et co-fondateur d’une revue au nom singulier : Invendable. En 2023 et 2024, seul ou accompagné, il a sillonné la Russie, les Etats-Unis et la France, et en a retiré ce qu’il appelle des « carnets de reportages très indépendants », rassemblés sous un titre tout aussi singulier : Pisser dans les cours d’eau.
Il est donc allé à la rencontre des gens, loin des capitales et des élites. Il a croisé la route des « vrais gens » comme l’on dit aujourd’hui : des prolos qui se lèvent tôt, travaillent durs et s’imaginent, entre deux verres d’alcool fort, un avenir plus radieux.

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Les Russes sont intrigués. Que vient faire par ici un routard français ? A-t-il oublié que son gouvernement soutient les nazis ukrainiens et le pantin Zelenski ? Est-il sous l’influence de la propagande américaine ? Est-il fier de son pays ? Car pour les Russes chrétiens rencontrés, la France d’antan n’est plus. C’est les chaînes d’infos qui le disent et on ne peut que les croire. Le Blanc catholique a été grand-remplacé par des hordes de Noirs et de musulmans ; et puis il a laissé proliférer sur son sol toutes les formes de déviance sexuelle possible. Sa police ? Elle tire sur les gens et les éborgne. A n’en pas douter, ce pays wokisé va à vau-l’eau. Il lui faudrait une Le Pen au pouvoir pour stopper la décadence. Poutine a des défauts, certes, mais avant lui, la Russie avait cessé d’être grande, puissante et respectée, et avait le visage de l’alcoolique Eltsine. Mais attention, le Russe, nous dit Serge Hastom, est plus patriote que nationaliste ; c’est son héritage soviétique : rassembler sous un même drapeau des populations de cultures et de religions différentes. Les Russes musulmans posent le même diagnostic : l’évolution des mœurs leur déplaît fortement. Mais une chose les inquiète : l’islamophobie. Pour eux, l’Islam, c’est la paix et l’hospitalité, et ils le prouvent en accueillant l’auteur. Rares sont les voix dissonantes au pays de Poutine. Loin des grands centres urbains, la dissidence existe peu et se fait discrète. Beaucoup l’avoue : la démocratie, « on se porte mieux sans », si elle a le visage de la décadence...
Au coeur de l’Amérique, on craint aussi la dissolution des mœurs incarnée par le mouvement LGBT-etc. A Elohim City, on vénère, en communauté mystique et raciale, le Blanc et la suprématie WASP, tandis que dans les tribus indiennes, on meurt en silence dans la misère, l’alcool et l’absence totale de perspectives. Et tous invoquent l’Age d’or, ce temps béni et fantasmé où l’on faisait société… En France aussi, certains se souviennent avec amertume de ce temps d’avant, plus chaleureux et rassurant, comme un spectacle du Puy-du-Fou ; à l’heure où Cnews « bouffe les têtes » en continu.

L’auteur l’avoue : il y a « une sorte de paresse intellectuelle dans (sa) façon de coller des bouts de phrases chopés au hasard, à des heures tardives ». Ce livre ne se veut pas essai de sociologie. Il souligne seulement la place des valeurs morales dans la façon dont certains analysent les tourments du monde et de leur monde, même si la question sociale n’est jamais loin.

mercredi, septembre 10 2025

Americo Nunes : itinéraire d'un révolutionnaire

Americo Nunes, Orages pour un autre rêve. Du tiers-mondisme à la gauche communiste, et au-delà, L’Echappée, 2025.

D’Americo Nunes, je ne connaissais que son formidable livre, Les révolutions du Mexique (Ab Irato, 2009), synthèse passionnante sur le Mexique insurgé du début du 20e siècle. Avec Orages pour un autre rêve. Du tiers-mondisme à la gauche communiste et au-delà, livre publié par les éditions de l’Echappée, j’en sais plus sur ce militant révolutionnaire né en 1939 au Mozambique, alors colonie portugaise, et décédé en 2024.

Conscients qu’Americo Nunes ne prendrait jamais la plume pour conter sa vie, quelques-uns de ses amis lui proposèrent une série d’entretiens, dont ce livre est la mise en forme. Il y parle de sa vie personnelle, de ses engagements militants et des innombrables lectures qui l’ont formé intellectuellement. Ecrits théoriques, évidemment, mais aussi littérature et poésie l’accompagnèrent sa vie durant, tout comme le cinéma dont il était un fin connaisseur.

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Americo Nunes s’est très vite rebellé contre la chape de plomb du salazarisme1 et le colonialisme.
En 1963, le voici à Alger où il va travailler pour une agence de presse cubaine. C’est là qu’il rencontre Che Guevara, icône révolutionnaire mais surtout homme seul, ostracisé par les Cubains pour qui il est devenu gênant. Guevara est seul et tourmenté par ce que devient la révolution cubaine. Et Nunes, lui-aussi, lentement, remet en question ses convictions tiers-mondistes : s’il soutient les luttes émancipatrices, anticolonialistes, il sait qu’elles peuvent être le marche-pied pour de nouvelles élites : « le désir de libération n’était en fait que celui de l’esclave qui rêvait de prendre la place du maître ».

En 1965, il débarque à Paris, vit de petits boulots, reprend des études et se mêle vite à la vie intellectuelle locale. Son rapport à Marx n’est pas idolâtre, mais critique, c’est pourquoi les doctrinaires auront toujours une forte tendance à l’irriter. Il participe à l’aventure de Socialisme ou barbarie2, à la fois revue théorique majeure et groupe militant, dont Castoriadis, Lefort, Lyotard furent les figures de proue. Il vivra Mai 68 à la faculté de Censier comme étudiant, puis la décennie suivante comme enseignant à la faculté de Vincennes, alors haut-lieu de l’expérimentation pédagogique.

Americo Nunes fut un iconoclaste, un esprit toujours en éveil. Parlant de ses influences, il parle de « constellation toujours ouverte », dans laquelle Marx, Bakounine, Mattick, Korsch, Bordiga, Lukacs et vingt autres vinrent nourrir sa soif de connaissances et sa volonté de comprendre un monde toujours changeant. Car le capitalisme du 19e siècle marqué par la figure du prolétaire n’est plus. Il fallait donc trouver les voies nouvelles de l’émancipation humaine. Pour Nunés, « le chemin comptait plus que le but » . Contre un marxisme fossilisé, à la froideur toute scientifique, il rappelait que « la pensée utopique (fut) toujours au coeur du projet révolutionnaire ».
Notes
1 Yves Léonard, Salazarisme et fascisme, Chandeigne, 2020.
2 Philippe Gottreaux, « Socialisme ou barbarie ». Un engagement politique et intellectuel dans la France de l’après-guerre, Editions Payot, 1997.

samedi, août 30 2025

Mes lectures de juillet-août 2025

JUILLET-AOUT 2025
Americo Nunes, Orages pour un autre rêve. Du tiers-mondisme à la gauche communiste et au-delà, L'Echappée, 2025.
Wolf Feuerhahn, Progrès, Anamosa, 2025.
Anouk Grinberg, Respect, Julliard, 2025.
Mark Fortier, Devenir fasciste. Ma thérapie de conversion, Lux, 2025.
Anne-Sophie Chambost, Proudhon. L'enfant terrible du socialisme, Dunod, 2024.
Bruno Amable, Le néolibéralisme, Que sais-je ?, 2023.
Alternatives Sud (Revue), Obsolètes, les réformes agraires ?, Centre Tricontinental, 2025.
Alternatives Sud (Revue), Business vert en pays pauvres, Centre Tricontinental, 2025.
Pierre-Marie David,Opération Bangui. Promesses vaccinales en Afrique post-coloniale, Lux, 2025.
L'Economie politique (Revue), n°107 (Le monde selon Trump), 2025.
David Graeber, Valeur, politique et démocratie aux Etats-Unis, PUL, 2025.
Salah Hammouri, Prisonnier de Jerusalem. Un détenu politique en Palestine occupée, Libertalia, 2023.
AOC (Revue), Fascisme 2.0, 2025.
Alternatives Sud (Revue), Congo (RDC), reproduction des prédations, Centre Tricontinental, 2024.
Serge Hastom, Pisser dans les cours d'eau. Carnets de voyage très indépendants, Editions du Faubourg, 2025.
Véronique Bontemps et Stéphanie Latte Abdallah (sldd), Gaza, une guerre coloniale, Actes sud, 2025.
Véronique Dutraive (sldd), Penser et agir avec David Graeber. Construire des ponts entre les sciences sociales, PUL, 2025.
Alice Béja, Voltairine de Cleyre. Anarchisme, féminisme et amour libre, Editions de l'Atelier, 2025.
Arthur Duhé, Fraternité, Anamosa, 2025.
Florence Haegel, La science politique, Les Presses de Sciences Po, 2024.
Monique Chemillier-Gendreau, Rendre impossible un Etat palestinien. L'objectif d'Israël depuis sa création, Textuel, 2025.
Joelle Rostkowski, Vainqueurs et invaincus. La "question indienne" de Washington à Trump, CNRS Editions, 2025.
Cornélius Castoriadis, L'expérience du mouvement ouvrier. 2 : prolétariat et organisation (Socialisme ou barbarie), 10/18, 1974.
Kostas Papaioannou, Les marxistes, Editions J'ai lu, 1965.
Ellen Meikins Wood, L'origine du capitalisme, Lux, 2019.
Alain Frachon et Daniel Vernet, L'Amérique des néo-conservateurs. L'illusion messianique, Perrin, 2004.
Thomas Deltombe, L'islam imaginaire. La construction médiatique de l'islamophobie en France 1975-2005, La Découverte, 2007.
Frédéric Rousseau, 14-18, penser le patriotisme, Gallimard, 2018.
Christopher Lasch, La révolte des élites et la trahison de la démocratie, Flammarion, 2007.

mardi, juillet 1 2025

Mes lectures de juin 2025

Isabelle Merle et Adrian Muckle, L'Indigénat de l'Algérie à la Nouvelle-Calédonie, CNRS, 2025. --- Ma chronique.
Anne-Cécile Robert, La stratégie de l'émotion, Lux, 2025.
Olivier Mannoni, Coulée brune. Comment le fascisme inonde notre langue, Ed. Héloïse d'Ormesson, 2024.
Jean-Numa Ducange, Les marxismes, Que sais-je ?, 2025.
Mark Bray, L'antifascisme. Son passé, son présent et son avenir, Lux Editeur, 2024.
Marc Ferro, Le choc de l'Islam. 18e-21e siècle, Odile Jacob, 2003.
Emmanuelle Avril, Du Labour au New Labour de Tony Blair. Le changement vu de l'intérieur, Presses universitaires Septentrion, 2007.

mercredi, juin 18 2025

Les indigènes : surveiller et punir

Vincent Bollenot, « Signalé comme suspect ». La surveillance coloniale en France, 1915-1945, CNRS Editions, 2025.
Isabelle Merle et Adrian Muckle, L’Indigénat, de l’Algérie à la Nouvelle-Calédonie, CNRS, 2025.

Racisme, paranoïa, disciplinarisation, profits me semblent être les mots les plus appropriés pour évoquer la façon dont la France, pays des droits de l’homme et phare de la civilisation, a considéré et traité ses enfants de l’Empire.
Dans un livre passionnant intitulé Indispensables et indésirables1, Laurent Dornel nous avait raconté comment l’Etat français avaient traité les travailleurs coloniaux, recrutés pour s’échiner dans l’industrie de guerre lors du premier conflit mondial. Il nous rappelait que la grande peur de l’époque s’appelait métissage : il fallait à tout prix éviter que citoyens et indigènes se côtoient, voire se reproduisent. L’ordre racial ne devait pas être perturbé par cet afflux migratoire pensé comme temporaire !
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Avec « Signalé comme suspect ». La surveillance coloniale en France 1915-1945, publié par CNRS Editions, l’historien Vincent Bollenot s’intéresse de son côté au CAI, le service de contrôle et d’assistance des indigènes des colonies en France. A l’angoisse du métissage s’ajoute la peur de la contagion bolchevique et de sa capacité à faire vaciller l’Empire ; car l’indigène est remuant, notamment quand il vient d’Indochine. Il faut donc surveiller et punir. Alors on remplit des fichiers, on rédige des notes mensuelles, on bastonne à l’occasion ou on rapatrie l’indocile au besoin. Le CAI a deux visages : celui du fonctionnaire zélé, ancien de la coloniale et défenseur de l’Empire, et celui de l’indispensable mouchard qui a troqué sa conscience contre un salaire modeste. « La délation est un métier précaire », nous dit l’auteur, et dangereux, car leurs victimes ont aussi appris à se méfier…

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La méfiance est également au coeur du livre d’Isabelle Merle et Adrian Mukle, L’Indigénat de l’Algérie à la Nouvelle-Calédonie2, publié également par CNRS Editions. Comment avoir confiance dans un peuple indolent mais prompt à la révolte, aux coutumes singulières et à l’organisation sociale désarçonnante, rétif au salariat et à la propriété individuelle ? Quant aux Kanaks, qu’ont-ils à attendre d’une autorité coloniale qui les a martyrisés, spoliés, parqués dans des réserves aux sols pauvres, qui contrôlent leurs déplacements, qui les montent les uns contre les autres, qui les accablent d’amendes et d’impôts, les jettent en prison ou leurs imposent des travaux forcés au nom du développement et du progrès ? Et il en est de même pour les engagés, ces Océaniens et Asiatiques recrutés par contrat et soumis à un régime de travail proche de l’esclavage.

Le régime de l’indigénat, c’est le règne de l’arbitraire, du dérogatoire, de la corruption et du clientélisme, au service du capitalisme, de la paix sociale et de l’intérêt dit général. Réquisitions, prestations non rémunérées…, « la Nouvelle-Calédonie use et abuse du travail forcé », soulignent les auteurs, et l’État sous-traite le sale boulot aux chefs et petits-chefs des tribus et des clans ; à eux revient la lourde tâche de favoriser la mise au travail et l’acculturation des Indigènes. Voilà comment se déployait la mission civilisatrice de la France. Et le gouverneur de Nouvelle-Calédonie Jules Repiquet de constater, en 1922, que « Les progrès (que les Kanaks) font sur la voie de la civilisation sont très lents ». On peut les comprendre...

Notes
1. Laurent Dornel, Indispensables et indésirables. Les travailleurs coloniaux de la Grande Guerre, La Découverte, 2025.
2. Sorti en 2019, et réédité en format poche en 2025, augmenté d’un avant-propos et d’une postface.

mardi, juin 10 2025

Benoist-Méchin, un nazi français

Bernard Costagliola, Benoist-Méchin. Un nazi français, CNRS Editions, 2025.


« Il ne suffit pas de dire que Benoist-Méchin fut un collabo. Il fut « la collaboration », sa matérialisation humaine, l’âme et la cheville ouvrière de l’édifice de trahison qui nous précipita dans les abîmes ». Tel est l’avis du journal Franc-Tireur. Nous sommes au printemps 1947 et l’ancien ministre de Pétain fait face à ces juges. Bernard Costagliola nous fait le portait de cet « autodidacte de talent » avec Benoist-Méchin. Un nazi français, publié par CNRS Editions.

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Nous aurions préféré que Jacques Benoist-Méchin, s’adonne à sa passion : la musique classique. Malheureusement, comme une partie de la jeunesse de bonne famille des années 1920, il se découvrit une passion pour la politique, et notamment le fascisme.
Né en 1901, Jacques Benoist-Méchin n’a pas participé à la première guerre mondiale, mais la grande boucherie et ses conséquences l’ont profondément marqué.
Jacques Benoist-Méchin est un concentré de détestations. Lui, le nationaliste au sang bleu, déteste le bolchevisme, son égalitarisme et son internationalisme revendiqués ; il déteste la démocratie, le libéralisme, les idéaux de 1789, la populace et les Lumières, parce que cela bouleverse l’ordre social, remet en question les élites anciennes sur laquelle la France de jadis a bâti sa grandeur. Il conspue la bourgeoisie, sa vulgarité, sa cupidité, son esprit étroit : à la différence de l’aristocrate, le bourgeois n’a pas le sens du sacrifice, juste celui des affaires. Il voue aux gémonies les Etats-Unis et son matérialisme. Il ne peut que détester les Juifs, ce peuple cosmopolite, affairiste ou révolutionnaire, toujours à comploter ; il a en horreur le métissage qui souille le sang pur. Il en est persuadé : il fait partie d’une élite raciale que la société moderne décadente veut chasser de la scène de l’histoire, alors que c’est à elle qu’il revient de faire l’Histoire.
Il a le culte des grands hommes. Napoléon le fascine et Hitler, tout autant. Germanophile et parlant parfaitement la langue de Goethe, Benoist-Méchin suit avec attention ce qui se passe outre-Rhin : la chute d’un Empire vieux de plus de cinq siècles, son remplacement par une République de Weimar rapidement chahutée et l’affirmation d’une extrême-droite qui met la défense de la race au centre de sa politique de haine.

Comme beaucoup, il porte un regard extrêmement critique sur le traité de Versailles. L’Allemagne, vaincue, ne doit pas être humiliée, tel est sa conviction ; une conviction qui s’appuie sur un projet : construire une Europe nouvelle capable de s’opposer tout autant au bolchévisme qu’au libéralisme. Journaliste et traducteur très peu scrupuleux, il n’a pas de cesse de poser Hitler comme un partisan d’une alliance franco-allemande, alors que celui-ci n’y a jamais songé. Auprès de Pétain et de Darlan, Benoist-Méchin défendra tout au long de la guerre le même credo : si elle ne veut pas périr, la France doit s’allier avec le Reich et faire la guerre aux Anglo-saxons. « L’idéologue et le diplomate ont fusionné à Vichy » écrit Bernard Costagliola, soulignant que ce « Français plus nazi que les nazis », n’a été pris au sérieux ni à Vichy ni à Berlin : il n’y avait guère que lui qui pensait possible une alliance égalitaire entre le vainqueur et le vaincu.
Condamné à mort, rapidement gracié, mis en prison pour 20 ans mais libéré dès 1953, Jacques Benoist-Méchin s’adonnera alors à l’écriture, produisant nombre d’ouvrages glorifiant guerriers et bâtisseurs Empire, autant dire des assassins.

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