Michael Löwy et Paul Guillibert, Marx Narodnik. Les populistes russes, le communisme et l’avenir de la Révolution, L’Echappée, 2025.
Le regard porté par Marx sur la paysannerie russe est connu et a donné lieu à nombre de controverses. Les philosophes Michael Löwy et Paul Guillibert rouvrent le débat avec leur livre Marx narodnik. Les populistes russes, le communisme et l’avenir de la révolution.
Il s’agit ici de rouvrir un débat et de l’inscrire dans le présent des luttes, et non de produire une nouvelle exégèse des derniers textes du noir gaillard de Trêves ; car c’est dans la dernière partie de sa vie que Marx s’était de nouveau penché sur les moujiks et sur l’obchtchina autrement dit sur ces communautés paysannes qui géraient notamment la répartition des terres agricoles entre ses membres ; une gestion qui ne sous-entend pas « que le travail soit réalisé de manière collective » puisque seuls quelques travaux l’étaient, comme les récoltes. C’était donc un système qui mêlait liberté du paysan sur la terre qui lui avait été attribuée, et pratiques d’entraide. Libérés de la domination féodale avec l’abolition du servage en 1861, les paysans et leur organisation communautaire étaient passés sous celle de l’État tsariste qui avait indemnisé les propriétaires terriens à leur place et entendait bien que les gueux le remboursent.

La question que se posait alors tout le mouvement socialiste était simple : l’obchtchina peut-il devenir, comme l’usine, un foyer révolutionnaire, émancipateur, inscrit dans la réalité russe du moment ? Les populistes (appelés narodniki) le pensaient, les marxistes étaient divisés, mais la plupart (les « orthodoxes ») considéraient que l’obchtchina était condamnée par l’histoire. Et Marx ? Ses épigones se déchirent depuis plus d’un siècle sur ce qu’il pensait vraiment. Pour les auteurs, Löwy et Guillibert, il est plus que vraisemblable que Karl Marx, bousculé par les thèses des populistes, ait remis en discussion, voire en question, une de ses convictions les plus fortes : « l’avenir du monde n’est pas le passé de l’Europe », autrement dit, il n’y a pas qu’un seul chemin pour parvenir au communisme, les pays les moins développés ne sont pas condamnés à se glisser dans les pas des pays développés. Löwy et Guillibert parlent à ce propos de « matérialisme historique possibiliste ». Ensuite, Marx souligne que la propriété collective du sol reposant sur un « rapport au monde naturel fondé sur la satisfaction des besoins de la communauté et non sur l’accumulation de valeur par certains individus », il peut être le point d’appui sur lequel bâtir un monde nouveau débarrassé du capitalisme... si, évidemment, les révolutionnaires s’investissent dans la défense des « formes communautaires et collectivistes » de l’obchtchina contre ce qui pourrait la dissoudre : l’individualisme.
Au 20e siècle, la question est reformulée : l’obchtchina peut-il être, pour les paysans russes, l’équivalent du soviet pour les prolétaires ? Quelques décennies plus tard, les interrogations se nourrissent des travaux de l’anthropologie, alors que des mouvements émancipateurs émergent ça et là, notamment en Amérique latine, s’appuyant sur les grandes masses rurales considérées comme des « sujets d’une transformation sociale révolutionnaire ».
Aujourd’hui ? A l’heure où les réformes agraires qui se déploient favorisent l’accaparement des terres par l’agro-business, à l’heure où, ici, l’installation des jeunes paysans et paysannes ressemble à un parcours du combattant, il est indispensable de penser un autre rapport à la propriété du sol qui prenne en considération ce que l’histoire des luttes paysannes nous a légué.



« Pénétrer dans cette pensée dense n’est pourtant pas chose aisée », reconnaît l’historienne du droit Anne-Sophie Chambost1, dont le Proudhon. L’enfant terrible du socialisme vient d’être réédité chez Dunod. En près de 400 pages, elle nous met dans les pas du penseur bisontin, de cet autodidacte issu des classes populaires, orgueilleux et insatisfait, qui ne désire qu’une chose : l’émancipation des travailleurs. Ses ennemis ont pour noms les économistes libéraux, les politiciens bourgeois si facilement corruptibles, mais aussi ces classes populaires maintenues dans l’ignorance et facilement manipulables. Il se méfie autant des barricades que du suffrage universel… Seul un peuple ayant la conscience de son malheur pourra accomplir la seule révolution qui compte : la révolution sociale, par le bas, autrement dit par les producteurs. La révolution que Proudhon appelle de ses vœux sera l’oeuvre des travailleurs eux-mêmes, de leur praxis.
Proudhon, qui « ancre l’action révolutionnaire dans le présent manufacturier », ne veut rien attendre de l’État, des politiciens, du capital ou de la religion. Il est persuadé que cette floraison d’associations ouvrières marque « l’avènement d’un monde radicalement nouveau ». Pour Proudhon, « l’anarchisme désigne positivement un faire ouvrier, une organisation spontanée dont il faut découvrir et promouvoir les caractères propres. » L’émancipation ou plutôt la démocratie industrielle qu’il appelle de ses vœux, peut se passer de chefs, d’idoles, car les travailleurs portent en eux cette capacité à inventer un monde nouveau, en se fédérant, solidairement.









