Jean-Luc Domenach, Regard sur les mutations du goulag chinois (1949-2022), Fayard, 2022.

En 1992, l’historien Jean-Luc Domenach proposait Chine : l’archipel oublié, ouvrage pionnier sur les prisons et camps de travail de l’Empire du milieu. Trente ans plus tard, ce sinologue réputé s’est remis au travail, afin de savoir « si les autorités chinoises (fondaient) toujours la légitimité du travail forcé sur des justifications politiques » car, ne l’oublions pas, la détention avait officiellement pour fonction de remettre dans le droit chemin révolutionnaire les esprits égarés, de corriger les déviants.

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Pour faire l’histoire du système d’enfermement chinois depuis 1949, l’historien compte sur trois sources : les archives produites par l’État, la presse et les témoignages, notamment ceux des victimes. Problème : les premières sont très difficilement accessibles ; la seconde, sous contrôle, évoque guère ce qui se passe loin des regards, sinon quand cela sert les intérêts de la faction au pouvoir ; quant aux anciens détenus, la discrétion est une condition de leur tranquillité retrouvée. L’auteur l’avoue, son livre « est moins scientifique qu’il ne devrait l’être »… au point qu’il est aujourd’hui incapable de savoir le nombre véritable de détenus que compte le pays, de prisons, ou de camps de travail (les célèbres laogai et laojiao officiellement dissous depuis plus une décennie)

L’histoire du goulag chinois est intimement liée à celle du Parti communiste, donc aux rapports de force internes au Parti-Etat qui se sont traduits par des crises régulières et de brutales mises au ban. Jusqu’au milieu des années 1970, le détenu, politique ou de droit commun, est un prolétaire mis au service du développement du pays, dont la survie dépend de la direction des dits camps qui jouit alors d’une très grande autonomie de gestion, y compris concernant les condamnations à mort ; « jouir » n’est sans doute pas le mot le plus approprié, car il revient à la direction d’équilibrer son budget, or le travail forcé n’est pas automatiquement rémunérateur, et il vaut mieux gérer un camp de travail dans une région industrielle et exportatrice plutôt que dans une région reculée du pays.
Ensuite, nous assistons à un mouvement important de désincarcération, ainsi qu’à une timide réforme de la politique criminelle et carcérale. Mais l’éclaircie est de très courte durée : la situation économique et sociale est catastrophique, les campagnes et la jeunesse s’enflamment, la criminalité augmente, tout comme les migrations intérieures. Le Parti-Etat sort de nouveau le bâton, et ne l’a jamais remisé depuis, même si le nombre de Chinois incarcérés est bien inférieur à ce qu’il fut à la fin de la Révolution culturelle. Sont visés les démocrates, évidemment, mais ils sont en faible nombre, les syndicalistes et les avocats défenseurs des droits de l’homme, les croyants, qu’ils soient musulmans ouïghours, chrétiens ou adeptes de la secte Falungong, les paysans qui migrent en ville sans autorisation, les truands, les prostituées, les petits délinquants, mais aussi les cadres corrompus (la corruption étant si répandue que les purges régulières du parti au nom de la morale communiste sont très appréciées par les Chinois !). Bref, le goulag chinois est en fait devenu « un lieu de détention et d’exploitation de criminels de droit commun et, marginalement, et au gré des besoins, de répression de l’opposition ». L’enfermement est et demeure un business...