Dominique Colas, Poutine, l’Ukraine et les statues de Lénine, Presses de SciencesPo, 2023.

Si vous vous rendez en Ukraine, hors Crimée et Donbass, vous ne trouverez pas de statues de Lénine. Le Leninopad est passé par là : plus de 5000 statues à la gloire d’Oulianov ont été abattues depuis 1991. Le conflit mémoriel relatif à l’héritage soviétique est au coeur du livre du politiste Dominique Colas : Poutine, l’Ukraine et les statues de Lénine (Presses de SciencesPo).

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Critique radical de Lénine et du léninisme1, Dominique Colas s’est intéressé à la façon dont Poutine utilise l’histoire pour justifier sa politique expansionniste, de défense de la Russie éternelle. Poutine fait tout d’abord de Lénine, et donc de la Révolution russe, le père fondateur de l’Ukraine indépendante, au prix de quelques raccourcis. Lors de la Révolution, au nom du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, Lénine, fin tacticien ou naviguant à vue, a défendu l’indépendance de l’Ukraine, mais avec l’espoir que les sirènes nationalistes seraient moins attractives aux oreilles des gueux que l’idéal communiste ; qu’en d’autres termes, à la possible sécession, on préférerait l’association. Il n’en fut rien : la guerre ensanglanta l’Ukraine des années durant, opposant l’armée rouge aux armées blanches et aux nationalistes2, mais aussi aux anarchistes… jusqu’à la victoire politico-militaire de Moscou3. L’Ukraine sortit meurtrie de cette poignée d’années marquée par des massacres, des pogroms4 et, déjà, par une terrible famine.

La guerre civile terminée, les bolcheviks se lancèrent dans un vaste chantier de promotion de la figure de Lénine à travers statues et monuments. Assis, debout, parfois accompagné de Staline, le Lénine de pierre ou de bronze incarne le pouvoir et sa toute-puissance, le parti guidant le peuple. Mais après 1991 pour les nationalistes ukrainiens, et les démocrates sont du lot, les dites statues symbolisent pêle-mêle l’URSS, Staline, les goulags, le communisme, la Fédération de Russie et ses rêves impériaux, sans oublier la famine des années 19305. Les abattre, c’est faire disparaître de l’espace public une histoire imposée par le puissant voisin pour la remplacer par son propre roman national : les lois ukrainiennes de dé-communisation permettent ainsi d’honorer la mémoire de tous les nationalistes ukrainiens, y compris les plus infects, comme le néo-nazi Stepan Bandera, mais elles permettent au peuple ukrainien de se réapproprier son histoire nationale et de faire de celle-ci un objet de débat démocratique, et donc d’affrontement idéologique.

L’histoire nous rappelle que c’est le nationalisme qui créé la nation en excommuniant, en épurant, en mettant à bas et en érigeant. Poutine l’a parfaitement compris. Il n’a pas touché aux statues de Lénine et, se glissant dans les pas de Staline6, il inaugure aujourd’hui des statues en l’honneur des Tsars d’hier comme Vladimir 1er, Pierre Le Grand ou Ivan Le Terrible. Ce faisant, il constitue « une chaîne mémorielle qui correspond à l’histoire de la Russie qu’il a décidé de forger » : une Russie forte, puissante, chrétienne, unissant depuis des siècles trois peuples slaves (russe, ukrainien, bélarusse) et bien décidé à ce qu’il en soit ainsi longtemps.

Notes
1. Dominique Colas, Le léninisme, PUF, 1982 : « Le stalinisme est une variante du léninisme plus qu’une déviation (…). Le léninisme est le développement de la perversion en politique sous une forme massive et organisée ».
2. Sans parler du rôle des Etats étrangers qui avaient tout intérêt à fragiliser un puissant voisin.
3. Sur l’histoire des relations entre Russie et Ukraine, lire Andreas Kappeler, Russes et Ukrainiens, les frères inégaux. Du Moyen âge à nos jours, CNRS Editions, 2022.
4. Brendan McGeever, L’Antisémitisme dans la Révolution russe (1917-1920), Les Nuits rouges, 2022.
5. Robert Conquest, Sanglantes moissons. La collectivisation des terres en URSS, Robert Laffont, 1985. A noter : Dominique Colas souligne que « la famine a touché la partie du pays qui compte la proportion la plus élevée de russophones. ».
6. Staline avait compris le rôle politique de l’art, notamment cinématographique. Les films de Serguei Eisenstein en témoignent.