Gilles Reckinger, Oranges amères. Un nouveau visage de l’esclavage en Europe, Raisons d’agir, 2023

Depuis une quinzaine d’années, l’anthropologue Gilles Reckinger côtoie l’insupportable. Un insupportable qui a pris ses quartiers en Calabre, non loin des plages qui firent et font encore la réputation de cette région, l’une des plus pauvres d’Italie. Avec Oranges amères. Un nouveau visage de l’esclavage en Europe, il veut « faire entendre les voix des opprimés » qui survivent dans des bidonvilles entourant les vergers.

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Ces hommes et femmes sont des rescapés. Comme des centaines de milliers d’autres, ils ont tenté de gagner l’Eldorado ou seulement un endroit où pouvoir faire sa vie. Ils ont embarqué sur des bateaux de fortune, affronté la Méditerranée, échoué à Lampedusa avant d’être transférés, non au coeur de Rome ou de Turin, mais dans des camps d’identification et d’expulsion, dont celui de Crotone. Les plus chanceux ont obtenu l’asile politique, un titre de séjour, les autres se maintiennent dans l’illégalité et sont « contraints d’accepter toute sorte de travail pour survivre ».

Et le boulot ne manque pas pour les courageux qui acceptent les conditions de travail les plus dégradées et les salaires les plus indécents. C’est tout ce que la Calabre entend leur offrir : un travail saisonnier (cinq mois par an au mieux) payé au lance-pierre. Pieds et poings liés, la main-d’oeuvre migrante, abondante et désarmée, se retrouve ainsi dans une situation de quasi-esclavage : elle est à la merci des employeurs qui les exploitent, de la police qui leur sert d’auxiliaire1, de la mafia locale aussi présente économiquement2 qu’influente politiquement, et dont les hommes de main font régner l’ordre3 et agissent dans la plus grande impunité. L’auteur souligne d’ailleurs qu’il est courant d’« employer un parent sur le papier pour une courte période (afin d’avoir droit à une allocation chômage), mais de faire effectuer le travail réel par un migrant de façon illégal. » Cependant, Gilles Reckinger précise qu’il y a bien pire que la mafia : il y a le marché et sa logique, cette quête du profit maximum qui fragilise les petits producteurs.

« Nous ne rêvons plus à rien du tout » avoue Arif, vingt ans de présence en Europe et autant d’années de misère. Campements de fortune en plastique et carton, sans eau ni électricité, sans sanitaires, puanteur et insalubrité, violence, prostitution : il y a de quoi devenir fou et certains le deviennent, épuisés physiquement et psychologiquement par un quotidien de misère, de travail harassant, d’ennui profond, par l’absence quasi-totale de perspectives, et avouons-le, dans l’indifférence quasi-générale.

On aurait peine à trouver un zeste d’espoir dans les 160 pages de ce livre. Au contraire, en le refermant, j’ai pensé à ces mots du pasteur Malthus : « Celui qui naît dans un monde déjà occupé, s’il ne peut obtenir de quoi subsister de ses parents (…), et si la société n’a pas besoin de son travail, n’a pas le droit de prétendre à la plus petite portion de nourriture ; (…) il est de trop sur la terre. Au grand banquet de la nature, il n’y a point de couvert pour lui. La nature lui signifie de s’en aller, et elle ne tardera pas à lui signifier son propre commandement, s’il ne parvient pas à intéresser en sa faveur la pitié des convives. » Nous en sommes là.

Notes
1. La richesse (toute relative) du territoire repose sur l’exploitation des clandestins qui permet aux employeurs de mettre sur le marché des produits « compétitifs ». D'un point de vue capitaliste, l’État n’a donc aucun intérêt à faire la chasse aux illégaux.
2. Les coopératives offrent de meilleures conditions d’emploi mais les saisonniers qui y travaillent sont des Calabrais ou des est-européens, non des migrants d’outre-Méditerranée. La mafia est très présente dans le secteur privé, les entreprises de camionnage (indispensables pour exporter la production) et chez les grossistes en fruits et légumes.
3. Le racisme est très présent en Calabre, et l’exemple du village de Riace qui a ouvert ses portes aux migrants est malheureusement unique.