Nicolas Da Silva, La Bataille de la Sécu. Une histoire du système de santé, La Fabrique, 2022.

« A bas l’État social ! » Tel aurait pu être le titre du livre de Nicolas Da Silva. Mais cet économiste a préféré une accroche moins provocatrice. « La bataille de la Sécu. Une histoire du système de santé », publié par La Fabrique est un livre passionnant qui nous offre une « histoire de la production de soin de santé en France depuis la Révolution française » ; une histoire qui pourrait se résumer par l’affrontement de deux logiques antagoniques : l’État social d’un côté et ce qu’il appelle « La Sociale » de l’autre. Tout cela mérite explication…

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Longtemps, le pouvoir ne s’est guère préoccupé de l’état sanitaire des gueux. C’est le temps de la bienfaisance et de la charité toute chrétienne, où les hôpitaux sont davantage des mouroirs où l’on stocke malades et indigents que des lieux de soin véritables. La Révolution française ne remet pas fondamentalement en question la situation. Ne reconnaissant que des individus libres et autonomes, il revient à chacun de se prendre en charge, de se prémunir contre les aléas de la vie qui se nomment maladie, vieillesse et chômage ; trois fléaux qui sont telle une épée de Damoclès au-dessus de la tête d’une population laborieuse à qui l’on interdit de défendre collectivement ses intérêts.



Qu’importe, au 19e siècle, la classe ouvrière naissante crée ça-et-là des sociétés de secours mutuels, autrement dit des mutuelles qui se chargent de collecter des ressources et de les distribuer à leurs adhérents. Cette dynamique d’auto-organisation populaire, c’est ce que l’auteur appelle « La Sociale » ; une dynamique que le pouvoir combat… avant de la récupérer : d’ « institution d’émancipation dirigée contre le capital et l’Etat », la mutuelle devient une « institution de gestion de la souffrance créée par le capitalisme industriel », gérée par des militants, issus du monde ouvrier, mais de ses franges les moins radicales.

Le grand basculement s’opère avec la Première Guerre mondiale. Certes, les décennies passées, certains s’alarmaient de l’état de santé précaire des jeunes ouvriers dont on allait faire des soldats, mais c’est la guerre qui pousse véritablement l’État à se faire « Etat social », autrement dit à prendre en main le destin sanitaire du peuple du berceau à la mort. Cela passe par l’adoption de grandes lois sociales relatives aux retraites et à la maladie, mais aussi de politiques natalistes, de campagnes de vaccination, de prise en charge des veuves ou des mutilés... L’État doit composer avec les mutuelles, les professionnels de santé ou encore les syndicats dont les approches sont évidemment divergentes. Il compose mais entend bien être le maître du jeu. La création de la Sécurité sociale à la sortie de la Seconde Guerre mondiale en est une parfaite illustration. Elle fut le fruit d’un combat très rude entre la CGT qui se bat pour une protection sociale organisée par les travailleurs eux-mêmes et ceux qui s’y opposent : les mutuelles qui ne veulent pas disparaître, le syndicalisme chrétien opposé à l’affiliation à une caisse unique au nom de la liberté individuelle, politiciens et technocrates persuadés que seuls des spécialistes aux ordres d’un pouvoir élu doivent gérer les sommes colossales en jeu. Depuis 60 ans, l’histoire de la Sécurité sociale est donc celle d’une reprise en main graduelle par l’État de la protection sociale, de sa gestion quotidienne comme de la définition des politiques de santé, pour le plus grand bonheur de l’industrie pharmaceutique. Contre ce « capitalisme sanitaire » qui a fait de la santé un business juteux et prouvé son incurie (ce qu’atteste l’état de l’hôpital public aujourd’hui), l’enjeu, pour l’auteur, n’est ainsi pas de défendre la Sécu mais bien plutôt de se la réapproprier et d’« embrasser à nouveau l’idéal de la Sociale ».