Anne Mathieu, Nous n’oublierons pas les poings levés. Reporters, éditorialistes et commentateurs antifascistes pendant la guerre d’Espagne, Syllepse, 2021.

C’est à un voyage émouvant que nous convie l’universitaire Anne Mathieu dans Nous n’oublierons pas les poings levés. Reporters, éditorialistes et commentateurs antifascistes pendant la guerre d’Espagne, livre publié par les éditions Syllepse. Emouvant parce que ce conflit, qu’on l’appelle guerre ou révolution, a profondément bouleversé les gauches, des plus radicales au plus réformistes.
L’autrice s’est plongée dans une masse documentaire imposante, épluchant près d’une centaine de périodiques, pour y retrouver les écrits de reporters, journalistes et commentateurs des deux sexes dont beaucoup traversèrent les Pyrénées pour y soutenir, par la plume, une cause qui leur était chère, et humer l’atmosphère d’une terre en plein tourment.

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Connus, inconnus ou depuis tombés dans l’oubli, ils suivent pas à pas l’histoire qui se fait sous leurs yeux ; et bien souvent le reporter se fait témoin engagé. Car l’Espagne les fascine. La liesse populaire de l’été 1936 quand Barcelone se couvre de rouge et de noir, quand le peuple prend les armes, tout cela les saisit et impressionne. Les incendies d’église, les liquidations physiques, extra-judiciaires et autres exactions leur font comprendre la profondeur des fractures parcourant cette Espagne qui leur apparaît moderne et archaïque à la fois1. Mais ils n’ont nulle intention de mettre sur le même plan la brutalité fasciste, délibérée, purificatrice et glorifiant la mort, et les violences commises par le camps dit républicain ; la guerre ne peut être que sale. Ils comprennent vite que ce qui se joue en péninsule ibérique, c’est l’avenir de l’Europe.

Civilisation ou barbarie. Et ils se prennent à rêver que les prolétaires des villes et de champs, que les femmes en armes, ces figures d’émancipation, balaient par leur mobilisation et leur sacrifice le général Franco et ses rebelles. Mais la guerre c’est la guerre, et elle n’a rien de romantique. Ils se rendent vite compte que le combat est inégal entre des factieux soutenus militairement par l’Allemagne nazie et l’Italie fasciste, et le gouvernement républicain abandonné par les démocraties occidentales au nom de la non-intervention, et qui voit arriver sur son sol ces internationalistes, volontaires et brigadistes, prêts à mourir pour une cause ; une cause qui s’appelle république, antifascisme ou révolution sociale. L’Espagne antifranquiste n’a jamais été unie. Elle se déchire et la violence s’amplifie à mesure que l’espoir d’une victoire s’amenuise. A Barcelone et Madrid, sur le front, le gouvernement soutenu par Staline, son seul et encombrant allié, règle ses comptes avec les anarchistes et autres révolutionnaires : il arrête, liquide, fait disparaître ses « ennemis intérieurs » qualifiés de « noyaux hitlériens » ; l’ordre républicain doit régner à l’arrière comme sur le front, et pour se faire, il faut désarmer le peuple. Chez nos reporters, chacun choisit ses mots et choisit son camp car la bataille idéologique est aussi une guerre lexicale.
Puis vient le temps de la Retirada. Les témoins engagés parlent des bombardements terrifiants, de ces populations poussées sur les routes dans le dénuement le plus complet, et de leur espoir également que le gouvernement ouvre ses portes et accueille comme elle le doit ces flots de réfugiés. Il en va de son honneur, écrivent-ils. Mais en a-t-il ce gouvernement droitier qui s’est juré d’en finir avec les acquis du Front populaire ?

Avec cette approche inédite du conflit espagnol et une belle qualité d’écriture, Anne Mathieu souligne à quel point l’Espagne fut une expérience forte et traumatique pour toute une génération d’intellectuels et de militants français.


1Lire Paul Preston, Une guerre d’extermination. Espagne, 1936-1945, Tallandier, 2019.