Alain Deneault
Bande de colons. Une mauvaise conscience de classe
Lux, 2020

Avec son dernier ouvrage, Bande de colons. Une mauvaise conscience de classe, le philosophe canadien Alain Deneault confirme qu’il est un bien mauvais citoyen ; mais je me doute qu’il n’en a cure. Depuis plusieurs années, ce féru d’économie pointait l’importance du Canada dans le « processus d'offshorisation du monde », soulignant que sable blanc et noix de coco n’étaient pas nécessaire à l’établissement de paradis fiscaux. Dans Bande de colons, il poursuit son travail de déconstruction en s’en prenant cette fois-ci au roman national canadien, cette construction idéologique qui permet de mettre dominants et dominés sur un même bateau... mais chacun à sa place. Pour Alain Deneault, le Canada est resté malgré les siècles un comptoir commercial qu’on « s’obstine à appeler pays ».

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Dans un travail célèbre sur le monde colonial, Albert Memmi opposait deux blocs, dont il fit le portrait en 1957 : le colonisateur et le colonisé, autrement dit l’autochtone1. Pour l’intellectuel juif tunisien, le colonisateur a aussi bien le visage de l’élite affairiste que celui du petit blanc. Afin d’éviter « d’absoudre tous les agents européens du projet colonial », nous dit Alain Deneault, il fait de tous des privilégiés. Or pour Deneault, il faut séparer le colonisateur, autrement dit cette minorité de possédants qui organise la mise en valeur économique du territoire conquis, du colon, cette petite main, ce rouage qui ne maîtrise en rien son destin, mais qui restreint malheureusement « sa conscience à celle de son maître ».

Pour appuyer sa thèse, il rappelle les premiers temps de la colonisation quand ce qui devînt le Québec n’était qu’un réseau de comptoirs commerciaux géré par une compagnie commerciale. Cette compagnie de la Nouvelle France avait fait des autochtones des partenaires commerciaux, savait jouer de leurs rivalités pour assurer son autorité, et elle avait noté avec un certain déplaisir l’attirance des premiers colons pour le mode de vie indien ; une attirance qui donna lieu à de nombreux métissages. C’est la domination britannique qui mit fin à cette expérience en séparant ethniquement le territoire, en imposant aux premiers colons de renoncer à leur « part indigène ». Ironie de l’histoire : « Le Canada qui se présente aujourd’hui comme le parangon du multiculturalisme, nous dit Alain Deneault, fut créé sur la base d’une hiérarchisation ethnique. »

Si « nul colon (…) ne fut maître du projet colonial », pourquoi diable ce colon s’identifie-t-il à la clique politico-affairiste qui a mis le pays en coupe réglée et continue à le dominer ? Est-ce parce que le roman national a fait de ces hommes et femmes du peuple des « pionniers vaillants et héroïques », alors qu’ils n’étaient que des dominés socialement et économiquement, sans prise sur leur destin ? Pour Alain Deneault, « le colon peut chercher à jouer les dominants, mais ce sera toujours en raison du pacte le liant à un pouvoir qui l’administre et le domine à son tour ».
Et quel pouvoir ! « « Les électeurs votent toujours pour les deux mêmes partis issus de la même classe sociale dominante », dont l’une des figures est le famille Irving, premier employeur de l’Est canadien, véritable Etat dans l’État, âpre au gain et, cela va sans dire, adepte du mécénat ; car la générosité fait oublier bien de choses...2

Comment en sortir ? En démantelant le Canada, cet « ensemble de terres que se disputent des propriétaires » dans le but d’en tirer le profit maximum, et de le remplacer par des « républiques plurinationales et démocratiques », fédérales et solidaires. Utopique ? Certes. Mais peut-on lui préférer l’extractivisme, le saccage de la nature, le racisme et le capitalisme néolibéral ?

Notes :
1. Albert Memmi, Portrait du colonisé, précédé du portrait du colonisateur, Paris, Buchet/Chastel, 1957.
2. Sur la philanthropie, je vous renvoie à la lecture de Nicolas Guilhot, Financiers, philanthropes. Vocation éthiques et reproduction du capital à Wall Street depuis 1970, Raisons d’agir, 2004.