En septembre 2020, un fait divers sordide a bouleversé la société indienne. Manisha Valmiki, une jeune fille, a été agressée, violée et tuée par quatre hommes. Elle était pauvre et Dalit, autrement dit c’était une intouchable. Eux appartenaient à une haute caste. Mais au-delà du crime odieux, c’est la façon dont les autorités ont agi qui a mis le feu aux poudres.

En France, ce sont les images qui permettent bien souvent de prouver que des policiers ont fait un usage non légitime de la force, puisque sans images, c’est leur parole qui fait foi. En Inde, c’est l’enregistrement d’une conversation entre la famille de la victime et un magistrat local qui a provoqué un tollé, puisque ce dernier insistait très fortement pour que la famille abandonne les poursuites pour viol et actes de barbarie.
Dans cette histoire, on pourrait y voir une nouvelle manifestation de la justice de classe, de l’éternel combat entre pauvres et bourgeois, pourtant citoyens égaux au regard de la loi indienne. Mais la caste, ce n’est pas la classe. D’une classe, on en sort, d’une caste, on ne peut pas.

Le capitalisme est passé par là, tout comme la civilisation urbaine et le brassage social qu’elle permet. Dans l’Inde contemporaine, insérée dans l’économie-monde capitaliste, dans cette Inde de tous les contrastes, on peut croiser des Dalit riches et des Brahmanes mendiants.
La caste fait partie de la sphère du religieux. Dans l’hindouisme, il y a les purs et les impurs, les Brahmanes d’un côté et les Intouchables de l’autre. Des Intouchables qui sont si bas dans l’échelle de la dignité qu’ils ne forment même pas une caste à proprement parler : ils sont dits « hors-castes ». Et entre ces deux pôles, on trouve une multitude de sous-castes et sous-sous castes.

On ne choisit pas sa caste, on naît dedans, par hérédité. L’hindouisme sanctifie la stratification sociale, occultant ainsi la véritable nature des rapports sociaux qui sont des rapports de classe. Le mérite ne peut corriger cette condamnation à vie : quoi qu’on fasse, on ne quitte pas sa caste, à moins de se faire bouddhiste, car musulmans, siks et chrétiens ont singé le système hiérarchique hindouiste. Le Dalit n’a donc pas de confession attitrée.
Le rapport des Indiens à la caste est toujours ambivalent. Il est stigmate et opportunité. Stigmate parce qu’il attribue un degré de pureté à chaque individu et que cela a des conséquences sur les relations sociales. Opportunité car lorsque des dispositifs de discrimination positive furent mis en place par la République indienne afin de faciliter la mobilité sociale des classes les plus défavorisées (en les faisant entrer dans la fonction publique par exemple), on vit alors nombre d’Indiens se revendiquer d’une plus basse caste pour pouvoir en bénéficier. Quant aux politiciens, issus essentiellement des hautes castes, ils ont compris l’intérêt de s’adresser aux basses castes et aux dalits puisqu’ils forment une partie importante du corps électoral.

Dans le mouvement nationaliste indien, le Mahatma Gandhi, dont beaucoup ici honorent l’ascétisme, le goût pour la non-violence et la désobéissance civile était opposé à une suppression des castes. Au nom de l’union dans la diversité et de la démocratie, tout Indien devait appartenir à une caste, mais aucune caste ne devait se sentir supérieure ou inférieure aux autres. Gandhi avait en horreur le concept d’intouchabilité qui pour lui était une corruption de l’hindouisme : il revenait à chaque Indien d’atteindre la pureté par l’action et la piété. Mais il considérait que l’abolition des castes entraînerait le chaos puisqu’elles formaient le socle sur lequel s’était construite la société indienne depuis la nuit des temps. A l’inverse le Docteur Ambedkar, un intouchable devenu avocat, insistait pour en finir avec les castes. Ambedkar disait qu’il ne fallait pas se focaliser sur la caste, prise isolément, mais sur le système qui lui donnait sens : une caste ne se comprend pas seule, elle n’a de sens qu’une fois encastrée dans un ensemble formant une chaîne d’inégalité ; une chaîne d’inégalité si graduée qu’elle empêchait les dominés de faire classe.

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De ce combat, Gandhi est sorti vainqueur : la Constitution de 1950 a aboli l’intouchabilité, principe religieux, au nom de l’égalité de toutes et tous, mais pas les castes ; cependant Ambedkar, qui joua un rôle majeur dans la rédaction de la constitution, ne perdit pas tout : sous son impulsion, les Intouchables d’hier devinrent les Dalits, autrement dit des opprimés. D’une dénomination à caractère religieux, on est passé à une dénomination économique, politique et sociale. Mais dans l’Inde d’aujourd’hui, la stigmatisation du Dalit comme être impur et quantité négligeable n’a pas disparu. « Chaque génération nouvelle, disait un vieux barbu du siècle dernier, trouve à son berceau tout un monde d’idées, d’imaginations et de sentiments qu’elle reçoit comme un héritage des siècles passés (…) L’homme ne crée pas la société, il y naît. Il n’y naît pas libre, mais enchaîné. » Manisha Valmiki, parce que femme et Dalit, l’a appris à ses dépens.

Sources : Christophe Jaffrelot, Dr Ambedkar. Leader intouchable et père de la Constitution indienne, Presses de Science Po, 2000 ; Christophe Jaffrelot (sldd), L'Inde contemporaine de 1950 à nos jours, Fayard, 1997.