Françoise D’Eaubonne
Le féminisme ou la mort
Le Passager clandestin, 2020

La réédition par les Editions du Passager clandestin du livre Le féminisme ou la mort ne pourrait avoir qu’un intérêt historiographique : remettre à la portée de toutes et tous un classique du féminisme radical de la décennie 1970 dû à l’une des figures les plus singulières du MLF d’alors : Françoise d’Eaubonne. Mais cela ne serait pas rendre justice à un texte de 1974 qui, près d’un demi-siècle plus tard, n’a rien perdu de son actualité.

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On pourrait trouver cela désolant et, en effet, ça l’est, terriblement. Car la femme demeure cette « chair à viol », cette chose qui se doit d’être « belle comme le Juif se doit d’être riche » : « Il est peu de métiers féminins où une femme ne doive pas se vendre en effigie. » nous dit Françoise d’Eaubonne ; une chose prisonnière de la féminitude, ce carcan forgé par les mâles qui lui rappelle quelle est sa place dans un monde bien ordonné ; une chose abonnée à la double journée qui se doit, sans barguigner ni rémunération, travailler à la reconstitution de la force de travail de toute la maisonnée.

On aurait pu espérer que l’insertion professionnelle massive des femmes dans le monde de l’exploitation capitaliste leur ouvre la voie de l’émancipation. Ce ne fut qu’en partie vrai, constate l’autrice. Même si, « de moins en moins, les femmes cultivent le rêve du retour au foyer » et à l’esclavage domestique, la plupart d’entre elles sont abonnées au travail peu qualifié et symboliquement dévalorisé. Rappelons-le : lorsque Françoise d’Eaubonne dresse ce constat, cela fait dix ans que les femmes peuvent travailler, ouvrir un compte et disposer d’un chéquier sans au préalable obtenir l’autorisation de leur mari. Certes, la situation a évolué en un demi-siècle, il n’en demeure pas moins que les femmes demeurent sur-représentées chez les premiers de corvée, ces invisibles à ce point matinaux qu’on ne les voit guère...
Si Françoise d’Eaubonne ne ressent pas « tout mec comme oppresseur et menaçant », elle croit « au phallocratisme de chaque seconde », à l’omniprésence de la « culture mâle ». Cela l’amène à faire le lien entre exploitation de la nature et sexisme. Le capitalisme patriarcal, celui qui repose sur l’exploitation et l’épuisement des ressources, celui qui repose sur l’exploitation et l’asservissement du sexe dit faible : voilà l’ennemi ! Françoise d’Eaubonne est catégorique : pour la sauver, il faut arracher la planète au mâle d’aujourd’hui pour la restituer à l’humanité de demain, de la même façon que les femmes doivent arracher le droit de contrôler pleinement leur fécondité. Car l’auteur est aussi une néo-malthusienne, persuadée que saccage de la planète et croissance démographique forte ne peuvent mener qu’à la catastrophe. Rappelons pour mémoire qu’en 1974, pour le commun des mortels, l’écologie a le visage de René Dumont, l’agronome tiers-mondiste et antimilitariste tout de rouge vêtu, et celle du baba-cool fumeur de joints, et que les problématiques qu’elle porte ont alors le goût du catastrophisme sans fondement.

L’écoféminisme de Françoise d’Eaubonne n’est pas un réformisme qui se satisferait d’une abstraite égalité des sexes. Il n’est pas plus un spiritualisme, honorant Gaïa et la femme-nature dans les vapeurs d’encens : elle ne croit pas du tout à une « illusoire supériorité des femmes sur les hommes ». Militante du Parti communiste jusqu’en 1956 et la crise hongroise, portant un regard critique sur les limites de l’émancipation féminine dans les pays se réclamant du socialisme scientifique, Françoise d’Eaubonne est et demeure une révolutionnaire anticapitaliste qui fait, non du prolétaire de Karl Marx, mais de la femme, le sujet révolutionnaire du temps présent, celui dont les « intérêts personnels, en tant que sexe, recoupent ceux de la communauté humaine ». Encore faut-il qu’il s’en persuade...
A l’heure du green-washing, de l’écologisme social-libéral et des salons bio et new age, la plume radicale de Françoise d’Eaubonne n’a que plus de valeur et d’intérêt.