George Woodcock
Orwell à sa guise. La vie et l’oeuvre d’un esprit libre
Lux, 2020

Je vous dois un aveu. De George Orwell, je ne connais que ses écrits politiques1 et ses récits de miséreux ou d’ancien de la guerre d'Espagne2. Jeune, sans doute, j’ai du lire 1984 et La ferme des animaux, mais il y a prescription, et pas d’hier… Du fait de ma faible appétence pour la littérature, je ne me risquerais pas à porter un jugement sur son œuvre, même si je serais sans doute moins sévère qu’Orwell lui-même.

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George Woodcock a bien connu l’écrivain anglais à la fin de sa vie quand celui-ci animait des émissions culturelles sur la BBC durant la Seconde guerre mondiale. La biographie qu’il lui consacre, intitulé Orwell à sa guise, édité en 1966 et republié aujourd’hui par Lux3, est marquée par le respect qu’il avait pour son aîné de dix ans. Car l’homme en impose, même si lors de leur première rencontre, il n’a pas encore écrit les deux chefs d’oeuvre cités plus haut.
Il en impose et il désarçonne car Orwell n’est pas facile à cerner. A son propos, nous pourrions multiplier les qualificatifs. Orwell était un solitaire, un intellectuel qui aimait le travail manuel et détestait les doctrinaires et les sentencieux, un homme pudique aux goûts simples, rustiques, un homme de principe et d’honneur, inadapté à la vie partisane, un socialiste radical profondément anti-stalinien mais aussi un « patriote sincère » et un défenseur de la famille, un révolutionnaire se refusant à faire du passé table rase, un moraliste, un homme également profondément pessimiste dans ces années 1930 si lourdes de menaces. Orwell était tout cela à la fois, alors que rien ne laissait entrevoir qu’il put en être ainsi.
Car il aurait pu être the right man at the right place quand il se met, jeune adulte, au service de l’Empire britannique en Birmanie. Il en sort au contraire définitivement bouleversé et écoeuré par la violence du rapport colonial. Expérience traumatique qui le convainc que sa place n’est pas là où il pensait la trouver, au sein de cette petite-bourgeoisie vulgaire, autosatisfaite. Mal dans sa tête et mal dans sa classe, ou plutôt dans sa caste tant « cette différence de classe qui se dresse devant vous estcomme un mur de pierre ». Lorsqu’il se lumpen-prolétarise et décide de vivre comme les laissés pour compte du capitalisme du laissez-faire, il ne le fait pas pour s’encanailler mais pour « échapper complètement au monde de la respectabilité ». Ce moi respectable, il n’en veut pas. Toute sa vie fut une quête pour se construire un autre moi.

Orwell n’était pas anarchiste mais s’il a gardé un souvenir si fort de son expérience espagnole, c’est parce qu’il avait trouvé là-bas dans les rues rouges et noires de Barcelone ou sur le front d’Aragon, des révolutionnaires idéalistes et des âmes pures, désintéressées. Car pour Orwell, le socialisme qu’il appelait de ses vœux ne pouvait être qu’éthique, et il redoutait que le socialisme contemporain apprenne « aux gens à penser en termes de bénéfices matériels » : dans un texte intitulé « Le socialisme et les intellectuels », il écrit que « le véritable objectif du socialisme n'est pas le bonheur mais la fraternité humaine (...) Si les hommes s'épuisent dans des luttes politiques déchirantes, se font tuer dans des guerres civiles ou torturer dans les prisons secrètes de la Gestapo, ce n'est pas afin de mettre en place un paradis avec chauffage central, air conditionné et éclairage (...) mais parce qu'ils veulent un monde dans lequel les hommes s'aiment les uns les autres au lieu de s'escroquer et de se tuer les uns les autres. »4. Une conclusion que l’on pourrait trouver très chrétienne pour un homme qui ne l’était guère. Mais Orwell, « homme bon et indigné », est ainsi : inclassable.

Notes :
1. Ecrits politiques (1928-1949). Sur le socialisme, les intellectuels et la démocratie, Agone, 2009. Signalons que l’éditeur marseillais avait édité précédemment le livre John Newsinger La politique selon Orwell (2006).
2. Dans la dèche à Paris et à Londres, Ivrea, 1993 ; Catalogne libre (Hommage à la Catalogne), Gallimard, 1955.
3. Sortie initialement en 1966.
4. Texte reproduit dans George Orwell, Ecrits politiques (1928-1946), Agone, 2009.%%