Marcos Ancelovici, Pierre Mouterde, Stéphane Chalifour, Judith Trudeau
Une gauche en commun. Dialogue sur l'anarchisme et le socialisme
Ecosociété, 2019.

Pour aborder ce livre et en discuter l'intérêt, je suggère de commencer la lecture à la page 159 par ces quelques mots de Pierre Mouterde, militant socialiste québecois. En une page, il nous dit trois choses : « On vit dans un monde où, comme jamais, on a besoin de révolutions » ; « La nécessité que nous avons de devoir collectivement agir vite » ; « On n'a jamais été aussi loin de la possibilité effective de mener aujourd'hui une véritable révolution. » Amer constat.
Pierre Mouterde le socialiste et Marcos Ancelovici le libertaire : deux militants de générations différentes (le premier a fait 68, le second est né en 1971) à qui les Nouveaux cahiers du socialisme de Chalifour et Trudeau ont proposé de dialoguer. Dialoguer pour voir si l'on peut concilier l'inconciliable et réconcilier ce que l'Histoire a déchiré tant de fois.
L'ambition n'est pas nouvelle. A la fin du 19e siècle, Merlino entra dans une vive polémique avec Malatesta à propos de l'abstentionnisme. Dans les années 1920, synthésistes et plateformistes s'affrontèrent violemment sur les questions organisationnelles. Dans les années 1960, Daniel Guérin se mit en tête de faire la synthèse entre le marxisme révolutionnaire et l'anarchisme social. Plus récemment, Besancenot et Lowy ont évoqué les « affinités électives » entre les deux courants1. J'aurais pu y ajouter les violentes polémiques qui secouèrent le « marxisme » tout au long du 20e siècle, et évoquer aussi bien Georges Sorel qu'Antonio Gramsci, Pannekoek que Poulantzas, Castoriadis, les conseillistes que les situationnistes qui tous, à leur façon et dans la dissonance, questionnèrent le rôle et la forme du parti, la rupture révolutionnaire ou encore le crétinisme parlementaire.
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Le dialogue est courtois car les deux militants sont désireux de faire « cause commune », de trouver les chemins d'une convergence qui ne soit pas tactique et instrumentale. Il l'est d'autant plus que « nous sommes hantés par les solutions politiques du passé » (Mouterde) alors que le monde a été profondément bouleversé depuis une poignée de décennies, autrement dit depuis les mouvements sociaux révolutionnaires/transgressifs des années 1960-1970. Tout le monde en est donc au même point et se pose les mêmes questions : l'ouvrier (celui des grandes concentrations industrielles) demeure-t-il le sujet révolutionnaire par excellence alors que la fragmentation du salariat a liquidé son homogénéité (d'ailleurs plus fantasmée que réelle) ? Les pratiques assembléistes sont-elles de nature à régler la question des relations de domination au sein des mouvements de masse ? Comment intégrer les problématiques intersectionnelles/identitaires sans satelliser la question des classes sociales ? Face à l'individualisme, peut-on se référer au « peuple » et à la nation2 ? Quid de la violence ou de la contre-violence populaire ?
Des questions donc, des réponses et des interrogations, et surtout un sentiment relevé par Chalifour et Trudeau : « Personne aujourd'hui ne prétend détenir la ligne juste ». Sentiment qui pourrait laisser penser que nous serions entrés dans un « nouvelle ère de la gauche, une gauche à la fois plus ouverte, mais aussi moins assurée », une gauche à la fois utopique et réaliste qui, pour le dire avec ces mots de 1922 de l'anarchiste italien Camillo Berneri, grefferait « des vérités nouvelles sur le tronc de ses vérités fondamentales, tout en sachant tailler ses vieilles branches. »3 Y'a plus qu'à...

Notes
1. Pour une critique non de la démarche mais de son contenu, lire René Berthier, Affinités non électives. Pour un dialogue sans langue de bois entre marxistes et anarchistes, Editions du Monde libertaire, 2015.
2. La question nationale fut centrale et demeure importante au Québec.
3. Camillo Berneri, Oeuvres choisies, Editions du Monde libertaire, 1988, p. 67-71. Berneri évoquait ici le mouvement anarchiste dont il critiquait l'immaturité, s'en prenant à la « mentalité mesquine et paresseuse de beaucoup de camarades qui trouvent plus commode de ruminer l'enseignement des maîtres que de s'engager dans les problèmes vastes et compliqués de la question sociale telle qu'elle apparaît aujourd'hui. »