Pierre-Frédéric Charpentier
Les intellectuels français et la guerre d'Espagne. Une guerre civile par procuration (1936-1939)
Editions du Félin, 2019, 696 p.

Il est des coquilles plus éclairantes que d'autres : « La bataille fait rage dans tous les lecteurs » nous dit ainsi Le Mercure de France du 15 décembre 1937 ; coquille relevée par l'auteur pour qui elle illustre à quel point la guerre d'Espagne a passionné et tourmenté les esprits de ce côté-ci des Pyrénées. Je ne suivrai cependant pas Geneviève Tabouis affirmant en 1942 « qu'autour de la question d'Espagne, il se créa, dans notre pays, pour la première fois une division profonde entre Français. Une sorte de véritable guerre civile sourde et sournoise plana alors sur la vie de la nation. » ; c'est oublier à quel point l'affaire Dreyfus vît s'affronter, violemment, deux France et deux intelligentsia. Mais il était sans doute difficile d'évoquer le Capitaine dans la France du Maréchal…
La bataille fit rage, oui, et chacun fut sommé de prendre parti. S'appuyant sur une solide bibliographie, Pierre-Frédéric Charpentier nous met dans les pas de ces intellectuels, journalistes, pamphlétaires, artistes qui, depuis Paris ou la Péninsule, défendent leur Espagne : la républicaine, rouge et noire, indocile, généreuse et utopique ; la cléricale, austère où chacun reste à sa place, condition sine qua non pour éviter que la sauvagerie ne l'emporte.
Ils ont pour noms André Malraux, Paul Nizan, Simone Weil, Benjamin Péret, Georges Soria, Robert Louzon ou encore Pierre Brossolette. Ils sont marxistes de toutes écoles, anarchistes, syndicalistes révolutionnaires. Ils s'appellent Lucien Rebatet, Georges Oudard, Paul Claudel, Charles Maurras ou encore Bertrand de Jouvenel. Monarchistes, anti-communistes, catholiques, antisémites, tout le spectre de la droite fait corps pour conspuer l'Espagne rouge. Certains ont agi par la plume, d'autres par les armes, d'autres encore firent les deux et parfois y perdirent la vie au nom d'une Espagne dans laquelle ils investissaient leurs espérances politiques.
Deux camps et deux visions inconciliables. Les Golpistes ? Ils ne sont que l'expression armée d'une Espagne refusant la dictature des rouges, car c'est l'avenir de la Civilisation chrétienne qui se joue à Barcelone et Madrid. Les Franquistes ? Des factieux, défenseurs d'une Espagne réactionnaire, alliance du sabre et du goupillon, liquidant au besoin gueux des champs et prolétaires indociles. Chacun défend son camp sans céder un pouce de terrain à l'adversaire.
A droite et à l'extrême droite, on oppose le pays « réel » au pays « légal », ce « Frente crapular » soutenu par les brigands et les brutes. Pour preuves, ces incendies d'églises, ces meurtres de curés et de nonnes, ces squelettes que l'on expose. Terreur rouge, donc. Mais que penser de Guernica ou de ces deux mille prisonniers républicains liquidés un 15 août à Badajoz ? Cette « terreur blanche », le pieux Mauriac, Bernanos, Maritain la refusent, et François Veuillot (La Croix) s'indigne : « Ce n'est pas ainsi que l'on fait triompher la religion ». Rares dissidences à droite, mais tout aussi rares furent celles qui, à gauche, condamnèrent les exactions commises par le camp républicain à Valence, Barcelone ou ailleurs…

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Déchirement à droite, fractures à gauche. La première, immédiate : peut-on sans réagir laisser la république espagnole succomber sous les coups des séditieux ? Très vite, Léon Blum tranche : pour sauver la paix, il faut sacrifier l'Espagne ; la non-intervention fracture la gauche. Autre motif puissant de dissensus : l'implication du Komintern (via les Brigades internationales ou la vente d'armes) dans le conflit. Certains applaudissent le soutien soviétique quand d'autres fustigent le poids des « moscoutaires » dans le gouvernement et leur politique de neutralisation des anarcho-syndicalistes et des « trotskystes » du POUM. Conflit idéologique qui prend un tour militaire et tragique en mai 1937 dans les rues de Barcelone. Soulignons que les collectivisations agraires, la reprise en mains des usines ne semblent guère avoir motivé les intellectuels car l'auteur n'en parle pas ou fort peu ; il faut y voir sans doute le faible poids des libertaires sur la scène médiatique…

Maurras peut aller parader en Espagne. La république, cette gueuse sous contrôle bolchevik, est en sursis. Madrid se soumet, l'avancée franquiste pousse des centaines de milliers de personnes à fuir et tenter de franchir les Pyrénées. La gauche plaide pour que la France accueille les vaincus, la droite triomphante exige que l'on fasse le tri afin de se préserver de la canaille.
Car la droite a gagné cette « guerre civile par procuration ». Mais ce fut, nous dit l'auteur en conclusion de cette imposante synthèse, une victoire sans lendemain car la mémoire collective n'a retenu de ces trois ans de sang et de larmes que les œuvres d'un Malraux, Hemingway, Orwell ou Picasso… au point de laisser penser que la France d'alors fut unanime à défendre la liberté.

Note de lecture publiée dans le n°1087-1088 (11/2019, Spécial Joseph Roth et Adalbert Stifter) de la revue littéraire mensuelle Europe.