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Lorsque Murray Bookchin écrit cette poignée de textes (1965-1970), les Etats-Unis sont en pleine ébullition, en pleine crise politique et culturelle. L'émancipation est dans bien des têtes, celles des femmes, de la jeunesse comme celles des minorités, et l'American way of life et son culte de la consommation ne font plus l'unanimité.
Aux yeux de cet activiste infatigable, la technique peut être, doit être libératrice parce qu'elle est en capacité de produire cette abondance de biens indispensable à la consolidation d'une société égalitaire ; et elle peut le faire en épargnant au maximum la sueur humaine. : « Dès lors que l'industrie moderne est en mesure de produire l'abondance pour tous, rien n'apparaît plus pervers aux pauvres que d'avoir à passer toute leur vie dans la misère. » Pour Bookchin, le sujet révolutionnaire n'est d'ailleurs plus l'ouvrier d'usine, captif et intégré dans la société du gaspillage, mais l'individu qui participe à ce vaste mouvement contre-culturel de remise en cause du monde capitaliste et productiviste tel qu'il va. Bookchin, qui est déjà quadragénaire dans les années 1960, s'inquiète d'ailleurs de voir certains étudiants radicalisés reprendre « toutes les vieilles conneries des années 1930 », parler de dictature du prolétariat et de parti d'avant-garde, de hiérarchie et de discipline à l'heure où, écrit-il, « la société bourgeoise elle-même est en train de désintégrer les classes sociales à qui elle devait sa stabilité », à l'heure où « les sentiments révolutionnaires sont engendrés par la banalité de la vie » et ont pénétré « virtuellement toutes les couches de la société ». Pour lui, la lutte des classes « dans le sens classique n'a pas disparu ; elle a subi un sort bien plus morbide en étant cooptée dans le capitalisme » ; elle n'a plus qu'une fonction  : en corriger les abus.
Si la critique bookchinienne du syndicalisme est aussi vieille que le syndicalisme lui-même, il ne faut jamais oublier de la resituer dans le contexte nord-américain des années 1960 où le syndicalisme est conformiste, conservateur, anti-communiste et xénophobe. C'est d'ailleurs dans ces années-là et au cours des années 1970 que se développeront des mouvements de refus du travail et de contestation de l'ordre industriel et syndical.
Cela ne veut pas dire que Murray Bookchin se désintéresse du monde du travail, bien au contraire : il appelle à la prise en mains de la production comme de l'organisation du travail par des comités d'usine contrôlés par des assemblées de travailleurs. Il plaide également pour le transfert du « centre du pouvoir économique de l'échelon national à l'échelon local », là où doivent éclore et se développer ces communautés humaines, ces éco-communautés chargés de la gestion totale de la vie sociale, idée qu'il développa plus tard sous le nom de municipalisme libertaire dans son livre « Une société à refaire »(Une société à refaire – Vers une écologie de la liberté, Ecosociété, 1993).
Une décennie plus tard s'installait à la Maison blanche Ronald Reagan. La Moral Majority remettait dans le droit chemin l'Amérique chahutée par sa jeunesse. Dans la postface écrite en 1985 en pleine reaganisme triomphant, Bookchin, prenant acte de la défaite, concluait que l'éducation était « la première priorité pour favoriser la radicalisation » et soulignait qu'un mouvement contre-culturel avait autant besoin de « structures fermes », de « contre-institutions » que du souffle salvateur du spontanéisme. « Ce que les années 1960 devraient nous enseigner, c'est que rien ne remplace la prise de conscience. » Les années 2010 ne nous enseignent pas autre chose...