Ca se passe comme ça, à Pôle emploi
Par Patsy le dimanche, juin 7 2015, 23:14 - Question sociale - Lien permanent
Chronique (juin 2015)
Nous sommes un mardi du mois de mai, dans la salle d'une antenne Pôle Emploi de Loire-Atlantique. Une vingtaine de personnes patiente en attendant que la conseillère ne prenne la parole. Il y a là des vieux et des jeunes, des hommes et des femmes, des abonnés de la précarité salariale, ceux qui alternent CDD et chômage en attendant mieux ou moins pire, question de point de vue.
Il y a ceux qui ont quasiment toujours bossé et que la crise a fait basculer « de l'autre côté ». C'est le cas d'un homme, un gars solide qui s'est assis au fond de la salle. Il a 59 ans et six mois, 42 ans de cotisations dans la poche, et une patte folle, conséquence d'une chute qui l'a rendu inapte à reprendre son activité initiale dans le bâtiment. Tombé du toit, il serait mort. Par chance, il est seulement tombé de l'échelle ; pas de très haut mais juste assez pour être handicapé à vie. Il se remet doucement. Les médecins sont formels : rien ne pourra lui rendre sa mobilité d'avant. Et de toute façon, dans quelques mois, il pourra faire valoir ses droits à la retraite, alors... Sa retraite ? Il la souhaite la plus longue possible, la plus heureuse possible, la plus agréable possible. Le prolo n'a pas de goûts de luxe : il sait que ça ne sert à rien sinon qu'à avoir des regrets et de la rancoeur. Il sait aussi, le prolo, que le capitalisme est dur avec le prolétaire : l'ouvrier fait rarement un beau vieillard.
Notre homme est confiant et surtout lucide. Il sait bien qu'aucun patron ne va s'emmerder à recruter un pauvre bougre usé par le labeur, qui boîte de la guibolle gauche et qui lui tirera sa révérence dans six mois. C'est une question de bon sens, voilà tout. Il est là parce qu'on l'a convoqué, que sa présence est obligatoire même si elle ne sert à rien.
A rien ? Pas si sûr. Chez Pôle Emploi, on est un peu schizophrène : on proclame haut et fort que le chômeur est désormais un client et qu'il doit être considéré comme tel ; et d'un autre côté, on fait tout pour que le client en question ne soit en fait qu'un sujet qu'il faut encadrer, cornaquer, sermonner, tancer et surveiller de près avant que la désespérance ou pire, l'opportunisme, ne s'emparent de son être profond. Car là est le danger. Il ne faudrait pas que les chômeurs « profitent » de l'assurance-chômage sous prétexte que la crise est là et que l'emploi se fait rare.
Quinze minutes viennent de s'écouler. Quinze minutes durant lesquelles la conseillère s'est évertuée à remotiver ses troupes, à les réarmer moralement. « Ne vous laissez pas abattre » semble-t-elle dire. Par le capitalisme ? Non, évidemment, le capitalisme n'a jamais rien gagné à abattre les gens : un mort ne produit pas de plus-value. Il s'agit de ne pas se laisser abattre par l'ambiance morose et pesante de la crise. Il faut positiver ! Everything is possible !
A ce moment-là, notre homme lève timidement la main et dès que la conseillère lui donne la parole, il explique en termes simples sa situation : son âge avancé, la retraite qui lui tend les bras, une retraite pas lourde, une retraite d'ouvrier quoi. Il parle aussi de son accident de travail, de la reconnaissance de son invalidité par la Sécurité sociale. Il dit qu'il n'a jamais été un fainéant ou un tire-au-flanc, mais que là, il ne voit pas trop ce qu'il vient faire à cette réunion où on parle de remotivation, de bilan de compétences, d'orientation et réorientation professionnelle, et de rédaction de CV sur ordinateur. Tout le monde en convient : pourquoi obliger un boiteux inemployable et à six mois de quille à rechercher un travail alors que du travail, y'en a pas ? Sauf qu'à Pôle Emploi, ce bon sens, on ne l'a pas, ou plutôt on ne doit pas l'avoir parce que le discours que les gouvernements successifs ressassent sans faiblir depuis des lustres tient en quelques mots : un chômeur, qu'importe son âge, c'est fait pour chercher du travail, et c'est tout !
Heureusement, l'absurdité de la situation fit tellement grogner la salle que la conseillère finit par concéder qu'en effet, il ne serait guère judicieux que l'institution harcèle de son zèle un pauvre ouvrier du bâtiment usé jusqu'à l'os par quarante ans de chantiers. Mais si la salle s'était tue, que se serait-il passé ?
Merci à Fred de m'avoir raconté cette histoire
Commentaires
si si, le capitalisme spécule aussi sur la mort des gens : http://www.wsws.org/francais/News/2... Il n'y a aucune limite à ce système, c'est à ça qu'on le reconnait !
un peu d'espoir quand une foule anonyme ne se tait pas face à l'absurde....
à quand cette foule aux portes du palais!!!!!!!!!!!!
Mon camarade Gédicus m'a écrit ceci (et autorisé of course) à le publier :
"Je me permets de répondre à la question qui conclut ton article sur la mésaventure d'un chômeur : il aurait été radié bien sûr. Nous le savons. Nous connaissons tous des gens qui ont vécu ce genre de situation.
Mais celle-ci est particulièrement édifiante. C'est pourquoi il ne faut plus dire « Pôle emploi » mais « Pôle radiation ». On sait que depuis de nombreuses années le rôle de cet organisme n'est pas de fournir des emplois mais de faire baisser le plus possible les statistiques du chômage en radiant le plus de monde possible sous toutes sortes de prétextes.
Ça sert aussi, en mettant la pression sur les « demandeurs d'emploi » par cette menace constante de radiation, à les pousser à accepter n'importe quel boulot et les jeter dans les bras de négriers qui en font leur beurre.
Tu sais tout ça, bien sûr. Mais, si tu veux donner du grain à moudre sur ce sujet à tes lecteurs, tu peux les inciter à lire le dernier numéro de CQFD (N° 133) dans lequel on trouve deux beaux articles sur le sujet : « La chasse aux fraudeurs est ouverte» et « Working class zero ».