Il y a ceux qui ont quasiment toujours bossé et que la crise a fait basculer « de l'autre côté ». C'est le cas d'un homme, un gars solide qui s'est assis au fond de la salle. Il a 59 ans et six mois, 42 ans de cotisations dans la poche, et une patte folle, conséquence d'une chute qui l'a rendu inapte à reprendre son activité initiale dans le bâtiment. Tombé du toit, il serait mort. Par chance, il est seulement tombé de l'échelle ; pas de très haut mais juste assez pour être handicapé à vie. Il se remet doucement. Les médecins sont formels : rien ne pourra lui rendre sa mobilité d'avant. Et de toute façon, dans quelques mois, il pourra faire valoir ses droits à la retraite, alors... Sa retraite ? Il la souhaite la plus longue possible, la plus heureuse possible, la plus agréable possible. Le prolo n'a pas de goûts de luxe : il sait que ça ne sert à rien sinon qu'à avoir des regrets et de la rancoeur. Il sait aussi, le prolo, que le capitalisme est dur avec le prolétaire : l'ouvrier fait rarement un beau vieillard.

Notre homme est confiant et surtout lucide. Il sait bien qu'aucun patron ne va s'emmerder à recruter un pauvre bougre usé par le labeur, qui boîte de la guibolle gauche et qui lui tirera sa révérence dans six mois. C'est une question de bon sens, voilà tout. Il est là parce qu'on l'a convoqué, que sa présence est obligatoire même si elle ne sert à rien.
A rien ? Pas si sûr. Chez Pôle Emploi, on est un peu schizophrène : on proclame haut et fort que le chômeur est désormais un client et qu'il doit être considéré comme tel ; et d'un autre côté, on fait tout pour que le client en question ne soit en fait qu'un sujet qu'il faut encadrer, cornaquer, sermonner, tancer et surveiller de près avant que la désespérance ou pire, l'opportunisme, ne s'emparent de son être profond. Car là est le danger. Il ne faudrait pas que les chômeurs « profitent » de l'assurance-chômage sous prétexte que la crise est là et que l'emploi se fait rare.

Quinze minutes viennent de s'écouler. Quinze minutes durant lesquelles la conseillère s'est évertuée à remotiver ses troupes, à les réarmer moralement. « Ne vous laissez pas abattre » semble-t-elle dire. Par le capitalisme ? Non, évidemment, le capitalisme n'a jamais rien gagné à abattre les gens : un mort ne produit pas de plus-value. Il s'agit de ne pas se laisser abattre par l'ambiance morose et pesante de la crise. Il faut positiver ! Everything is possible !
A ce moment-là, notre homme lève timidement la main et dès que la conseillère lui donne la parole, il explique en termes simples sa situation : son âge avancé, la retraite qui lui tend les bras, une retraite pas lourde, une retraite d'ouvrier quoi. Il parle aussi de son accident de travail, de la reconnaissance de son invalidité par la Sécurité sociale. Il dit qu'il n'a jamais été un fainéant ou un tire-au-flanc, mais que là, il ne voit pas trop ce qu'il vient faire à cette réunion où on parle de remotivation, de bilan de compétences, d'orientation et réorientation professionnelle, et de rédaction de CV sur ordinateur. Tout le monde en convient : pourquoi obliger un boiteux inemployable et à six mois de quille à rechercher un travail alors que du travail, y'en a pas ? Sauf qu'à Pôle Emploi, ce bon sens, on ne l'a pas, ou plutôt on ne doit pas l'avoir parce que le discours que les gouvernements successifs ressassent sans faiblir depuis des lustres tient en quelques mots : un chômeur, qu'importe son âge, c'est fait pour chercher du travail, et c'est tout !

Heureusement, l'absurdité de la situation fit tellement grogner la salle que la conseillère finit par concéder qu'en effet, il ne serait guère judicieux que l'institution harcèle de son zèle un pauvre ouvrier du bâtiment usé jusqu'à l'os par quarante ans de chantiers. Mais si la salle s'était tue, que se serait-il passé ?

Merci à Fred de m'avoir raconté cette histoire