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En 1998, la revue Itinéraire consacrait son quatrième numéro à l'anarchiste allemand. La couverture le présentait assis devant une machine à écrire. Image pertinente car Rudolf Rocker a noirci une quantité incalculable de pages blanches durant toute sa vie, mais image inévitablement réductrice tant Rocker le penseur fut simultanément un activiste de tout premier plan et un organisateur hors-pair, en Allemagne bien sûr, mais également partout où sa vie d'exilé le mena.

L'ouvrage s'ouvre sur une biographie de Rudolf Rocker dont la source essentielle repose sur les Mémoires de Rocker, éditée en Argentine, inédite en français, et forte de plus de mille pages !
On y découvre un jeune social-démocrate s'émancipant du réformisme, du parlementarisme et de l'esprit de discipline régnant dans le mouvement socialiste allemand, découvrant l'anarchisme, guerroyant contre le sectarisme des uns et des autres, fuyant la répression pour se réfugier dans la France tourmentée des années 1890 (l'anarchisme, en ces temps-là, a la bombe et le cambriolage comme étendards !), puis en Angleterre où lui, le goy, se met au service du prolétariat juif londonien surexploité du secteur textile, aidé en cela par sa compagne, Milly Witkop, militante juive ukrainienne. Il y héritera d'un surnom : le rabbin goy.

C'est durant cet exil qu'il devient anarcho-syndicaliste, et c'est de l'exil qu'il suit l'évolution du syndicalisme allemand, notamment l'affirmation du courant syndicaliste-révolutionnaire, courant qui fut cependant loin d'être aussi puissant que celui qui irrigua longtemps la CGT française. Pas étonnant pour Rudolf Rocker qui n'a eu de cesse de critiquer le doctrinarisme, le bureaucratisme et le culte des chefs qui sévissaient au sein de la social-démocratie allemande.
Si, de retour en Allemagne après la Première Guerre mondiale, il salue l'insurrection spartakiste et l'émergence des conseils ouvriers, il n'en demeure pas moins sceptique quant à la capacité de la classe ouvrière allemande à s'affranchir de décennies de soumission au réformisme politique et syndical et au socialisme étatiste et jacobin.

L'ouvrage se clôt avec quatre textes de Rocker qui forment une opportune introduction à ses centres d'intérêt. Le premier concerne les conseils ouvriers dont il nous dit qu'ils ne sont pas une création de la révolution russe de 1905 mais la forme pratique d'une idée qui émergea de la Première Internationale en 1869 (congrès de Bâle) ; idée qui doit tout au socialisme libertaire et au monde ouvrier, et rien au marxisme trop pénétré d'esprit jacobin. Le second est un plaidoyer pour l'anarchisme social et une critique radicale de l'individualisme libertaire et de la propagande par le fait. Le troisième a un lien avec sa grand'oeuvre, Nationalisme et culture1, puisqu'il analyse la montée du nationalisme dans l'Allemagne défaite des années 1920.

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Dans un quatrième texte enfin, écrit en 1953 dans une période où les perspectives politiques pour un vieux libertaire comme lui sont nulles, Rudolf Rocker plaide pour un socialisme libertaire ouvert et non doctrinaire, révolutionnaire, oui !, mais non vociférant2 , et capables de nouer des alliances avec d'autres forces politiques et sociales : « Les grandes transformations ne se font pas du jour au lendemain ; elles nécessitent de la compréhension, les préparations nécessaires et, avant tout, la bonne volonté d'ouvrir des voies qui soient praticables, afin de rendre possible une collaboration fertile. » A 80 ans, le vieux lutteur, qui considérait qu'il fallait « ré-enraciner les idées de liberté et de dignité humaines au sein des masses populaires », n'en avait pas fini d'espérer...

Note
1. Il aura fallu attendre plus de 70 ans pour que deux éditeurs libertaires (les Editions libertaires et les Editions CNT-RP) publient ce livre en 2008.
2. Sur l'évolution de la pensée critique de Rudolf Rocker, je vous renvoie à l'excellent texte de Gaël Cheptou présent dans ce volume : De l'anarcho-syndicalisme au pragmatisme libertaire – La liberté par en bas.