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L'ouvrage, imposant, parcourt six décennies de controverses intellectuelles, de polémiques, de combats sur les façons d'incarner la « volonté du peuple » et de la faire vivre institutionnellement.
Judicieusement, il nous glisse dans les pas du sociologue Max Weber pour qui le peuple est agi plutôt qu'acteur de son histoire ; et tant mieux ! Car Weber n'a que mépris pour la prétention des gueux à s'auto-gouverner1. A cet égard, il est bien un libéral pour qui le peuple est un éternel mineur dont la plus grande qualité doit être cependant de savoir se doter du tuteur adéquat2. Max Weber décède en 1920, au moment où l'Occident est pris d'une « fascination pour une entreprise de remodèlement brutal de la société par le haut » : en Russie comme en Allemagne, en Italie comme en Turquie, on entend fabriquer un « homme nouveau », aussi fort que doit être l'Etat. Car l'Etat doit être fort, autoritaire, intrusif, total. Lénino-stalinisme d'un côté, fascisme et nazisme de l'autre, et partout des masses mobilisées pour la grandeur de la Nation ; et Müller a raison de voir en Georges Sorel un penseur important pour l'entre-deux-guerres, par sa défense de l'héroïsme individuel et collectif, et de la guerre sociale. Que pouvaient peser dans ce tumulte les voix discordantes d'un Gramsci ou d'un Lukacs ?

Après 1945, vient le temps de la revanche, en Europe de l'Ouest, pour feu Max Weber. L'heure est à la reconstruction et au pouvoir de la techno-bureaucratie. L'Etat sera donc fort, interventionniste et planificateur, et, par la grâce du rapport de force social, providence. Müller s'étend longuement sur le courant social-chrétien qui occupe une position centrale dans le jeu politique européen ; de même qu'il s'intéresse à ces (néo)libéraux s'échinant à renouveler la pensée libérale dans l'indifférence pour l'heure générale3. A l'Est, des voix s'élèvent pour critiquer la dictature d'un prolétariat plus dominé que jamais. Staline mort, certains crurent venu le temps du socialisme à visage humain, mais les chars et la répression en décidèrent autrement.

Alors que le monde convulsait, des maquis vietnamiens aux focos latino-américains, l'Europe semblait apaisée et les rêves émancipateurs échangés contre la promesse d'un embourgeoisement relatif mais continu. Survînt Mai 68. A une vie sans passion, à cette démocratie représentative aux mains de notables et de professionnels de la politique, la jeunesse la plus libertaire opposait l'autogestion, la démocratie directe, l'autonomie, le rejet du consumérisme et du salariat, mais aussi l'émancipation féminine et le combat pour une sexualité libérée ; tandis que d'autres s'entichaient du président Mao et de sa Révolution culturelle... mais 1968 n'était pas 1905 : « 1968, écrit Müller, avait été le dernier chapitre de l'histoire insurrectionnelle de l'Europe, non le premier d'une nouvelle ère révolutionnaire. » La lutte armée ne fit pas basculer les larges masses dans le camp révolutionnaire, les salariés lui préférant le compromis fordiste...

En ouverture de son dernier chapitre intitulé « L'antipolitique, et le sentiment d'une période qui s'achève », Jan Werner Müller nous glisse quelques citations dont l'une, de Margaret Thatcher, me semble incarner pleinement la période couverte par le dit-chapitre, celle qui nous mène des années 1970 à 1989 : « L'économie est la méthode ; l'objectif est de changer l'âme ». Les années 1970 et 1980 ne furent pas marquées seulement par la défaite de la gauche à prétention révolutionnaire, du marxisme officiel et universitaire, vaincus par les « nouveaux philosophes » et... le répulsif socialisme de caserne. Elles virent également la montée en puissance de la pensée néolibérale la plus droitière, autrement dit, celle des apologues du marché libre, auto-régulée, mais reposant sur un Etat aux ordres et des citoyens-consommateurs narcissiques. « L'antipolitique » de Jan-Werner Müller réside dans ces démocraties occidentales stables, légitimées par des citoyens dépolitisés et conformistes. Et depuis 1989, rien n'a semblé menacer cette désolante et massive atonie. Mais Müller est optimiste. Après tout, la démocratie, cette « incertitude institutionnalisée », n'a-t-elle pas surmonté pire épreuve ?

Notes
1. cf. Max Weber, La domination, La Découverte, 2013.
2. Ou, pour le dire comme Tocqueville, « Il s’agit bien moins pour les partisans de la démocratie de trouver le moyen de faire gouverner le peuple, que de faire choisir au peuple les plus capables de gouverner. »
3. cf. Serge Audier, Néo-libéralisme(s), une archéologie intellectuelle, Grasset, 2012.

Nota : une version raccourcie de cette note devrait prendre place dans la prochaine livraison de la revue Aden.