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Le projet sioniste, développé par Theodor Herzl, émerge à la fin du 19e siècle en réponse à une flambée d'antisémitisme touchant aussi bien l'Est que l'Ouest de l'Europe, là même où la bourgeoisie juive pensait avoir témoigné de sa volonté de se fondre dans l'univers national. Pour Herzl, cet échec de l'intégration/assimilation atteste que « la question juive (n'est) ni religieuse, ni sociale, mais bien nationale ». Il l'écrit en introduction de son livre de 1896, L'Etat des Juifs3, ajoutant que le futur Etat chargé de rassembler sur un même territoire tous les Juifs de la diaspora, ne serait être en rien un Etat théocratique. Mise à distance des religieux d'un côté, et critique radicale de la religion de l'autre puisque ce n'est pas la venue du Messie, comme le dit la Torah, qui mettra fin à l'exil (punition divine), mais l'action des Juifs eux-mêmes à travers la construction d'un mouvement nationaliste et laïc, et d'un projet de colonisation.

Avec ce livre, Yakov Rabkin poursuit le travail entamé avec son précédent ouvrage4, soulignant à quel point la résistance religieuse ou laïc au sionisme fut et demeure importante, même si, depuis 1967, une partie des juifs orthodoxes s'est converti au nationalisme guerrier. Il ne nous dit pas seulement, avec érudition, que le sionisme est un anti-judaïsme, car tout le monde en convient, mais que l'Etat d'Israël dès son origine s'est saisi du répertoire religieux pour affirmer sa singularité dans le concert des nations5. Il dénie à l'Etat d'Israël le droit de « s'approprier les Juifs de la diaspora »6, y voyant là un facteur supplémentaire d'antisémitisme, tout comme il condamne l'instrumentralisation de la Shoah qui « sert depuis des décennies d'instrument persuasif à la politique étrangère d'Israël »7 alors que durant longtemps les rescapés de l'Holocauste furent méprisés par l'élite sioniste parce qu'ils incarnaient le Juif diasporique aussi religieux que résigné8. Il condamne sévèrement le racisme dont furent victimes aussi bien les Arabes palestiniens que les Juifs séfarades à l'arabité trop prononcée9.

Pour Rabkin, « comme en rêvaient les fondateurs du pays, il faut traiter l'Etat d'Israël comme tout autre configuration politique moderne, c'est-à-dire en fonction de ses actes et paroles, sans y voir la culmination de l'histoire biblique, ni craindre des accusations d'antisémitisme. » Dans ce livre, il ne plaide pas pour qu'Israël devienne une théocratie comme certains de ses détracteurs le soutiennent10, bien au contraire, il affirme haut et fort que l'Etat d'Israël doit assumer le fait qu'elle est « une société plurielle comprenant une majorité laïque, quelques dizaines de communautés juives différentes, des druzes, des musulmans et des chrétiens palestiniens, de chrétiens en provenance de l'ex-URSS, des milliers d'ouvriers étrangers et bien d'autres groupes autochtones et immigrés. ; et qu'elle ne peut le faire qu'en rompant avec cette « idéologie sioniste qui l'empêche, malgré son âge respectable, d'aspirer à la normalité et d'atteindre sa majorité. »

Notes
1. Shlomo Sand, Comment j'ai cessé d'être juif, Flammarion, 2013
2. Pour cela, lire Alain Dieckhoff (sous la direction), L'Etat d'Israël, Fayard, 2008.
3. Theodor Herzl, L'Etat des Juifs – Suivi de Essai sur le sionisme : de l'Etat des Juifs à l'Etat d'Israël par Claude Klein, Le Découverte, 2008. En 1882, Léon Pinsker considérait de son côté que la judéophobie était une psychose héréditaire et incurable. cf. Léon Pinsker, Autoémancipation ! Avetissement d'un Juif russe à ses frères, Mille-et-une nuits, 2006.
4. Au nom de la Torah. Une histoire de l'opposition juive au sionisme, Presses de l'Université Laval, 2004.
5. Il cite à ce propos Yeshayahu Leibowitz écrivant : « Il y a là une sorte de prostitution des valeurs du judaïsme, qui consiste à se servir d'elles comme couverture pour satisfaire des pulsions et des intérêts patriotiques. » Rappelons que la judéité de l'Etat d'Israël est le fruit d'un compromis dès 1947-1948 entre l'élite laïque socialisante et les courant ultra-orthodoxe.
6. Sur cette question : Shlomo Sand, Comment j'ai cessé d'être juif, Flammarion, 2013.
7. Comme le dit Amos Oz : « Nos souffrances nous ont fourni des indulgences, une sorte de carte blanche morale ».
8. Georges Bensoussan, Un nom impérissable. Israël, le sionisme et la destruction des Juifs d'Europe, Seuil, 2008.
9. Un journaliste de Haaretz écrivait ainsi en 1949 à propos des Séfarades : "Race primitive et ignorante, sans aucune spiritualité, dont le niveau général n'est guère plus élevé que celui des Arabes, des nègres ou des Berbères de chez eux, et plus bas encore que celui des Arabes palestiniens." (cf. Bensoussan, p. 202)
10. C'est le cas de l'avocat Richard Marceau du Centre consultatif des relations juives et israéliennes qui écrit : « Ne nous laissons pas leurrer par Rabkin, dont la position est marginale et ultra-minoritaire dans le monde juif (y compris dans la communauté juive pratiquante orthodoxe). Quand Rabkin affirme que: «Pour beaucoup de juifs, l'État israélien détourne les croyants de la Torah», ce qu'il dit, c'est oui à un État juif, si celui-ci est théocratique, si celui-ci est mené par les rabbins - et on ne parle évidemment pas ici des rabbins des mouvements qui ordonnent des femmes rabbins ou qui célèbrent des mariages homosexuels. »