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Le parti pris de Cécile Raimbeau et Daniel Hérard est tout autre. C'est « par en bas », en recueillant les paroles de la « base chaviste », que la journaliste et le photographe nous proposent d'arpenter le Venezuela populaire, celui des quartiers lépreux et des campagnes, le Venezuela ouvrier et paysan, le Venezuela de la débrouille, ce « laboratoire bouillonnant » d'expérimentations sociales.

Hugo Chavez est partout. Sur les murs et surtout dans les cœurs. Culte de la personnalité ? Certainement ; et c'est un choix assumé comme tel, pour faire contre-poids à la mainmise de la bourgeoisie libérale sur les grands médias ; mais cela se traduit également par une hypercentralisation du pouvoir, la présidence ayant notamment la main sur la gestion des « missions bolivariennes », ces programmes sociaux destinés aux classes populaires financés par la manne pétrolière. Rares sont les « chavistes de base » à s'en prendre d'une façon ou d'une autre à celui qui a amélioré leur quotidien et leur a « donné le pouvoir » en facilitant la création de coopératives de production, d'EPS (Entreprise de production sociale) et de conseils communaux. Ils aiment profondément Chavez, et si les choses n'avancent pas comme elles le devraient, ils en connaissent les raisons : la corruption qui gangrène les institutions à tous les échelons et a gagné les rangs du parti présidentiel, la bureaucratie envahissante qui freine la mise en place des réformes, mais aussi la passivité de leurs égaux, ces prolétaires des villes et des champs attentistes, qui n'utilisent les nouveaux dispositifs de « pouvoir populaire » qu'à des fins égoïstes.

Pourtant ils sont nombreux à se réunir régulièrement dans chaque quartier et village pour débattre des projets à proposer dans le cadre du budget participatif. Des projets très concrets : rénovation des habitations, destructions des logements dangereux et vétustes, réfection des trottoirs, aménagement d'un espace vert. Dans les campagnes, on se préoccupe de réforme agraire, de formation technique. Dans les entreprises publiques ou mixtes, beaucoup se battent pour le développement du contrôle ouvrier. Et partout, on crée des comités chargés de surveiller les... fonctionnaires de l'Etat, les maires et gouverneurs, tous ceux qui continuent à se garnir les poches et à remplir celles de leur clientèle.

Cécile Raimbeau et Daniel Hérard sont à juste titre impressionnés par le dévouement dont font preuve ces « chavistes de base » qui se dépensent sans compter pour changer leur vie, autrement dit pour rendre la survie moins aléatoire dans un pays qui demeure pauvre. Des chavistes qui se réclament de Chavez plus que du « chavisme », à moins de réduire celui-ci à un mot d'ordre : donner le pouvoir au peuple (tout en renforçant l'Etat central)1. Des chavistes qui critiquent sans détour les nouveaux caciques du régime, ceux qui se sont fait leur place et occupent des positions de pouvoir et d'autorité, et leur mènent le cas échéant la vie dure. L'ennemi n'a pas seulement le visage des classes moyennes libérales ou de la bourgeoisie conservatrice, il a aussi les traits du politicien bolivarien véreux, du syndicaliste bolivarien aux ordres, autrement dit de l'apparatchik « bolibourgeois » : pour Atenea, fervente chaviste, le PSUV est « un nid de crabes très bureaucratique, sans débats, uniquement électoraliste, qui plus est anticommuniste, et sans aucun espace d'expression pour les mouvements populaires, où seule la cooptation permet de s'élever », et ils sont nombreux à penser peu ou prou la même chose. Schéma classique : le parti hégémonique devient pour les opportunistes le lieu par lequel penser leur promotion sociale, et le changement social initié par un « en-haut » très centralisé génère de nouvelles élites entrant inévitablement en conflit, de légitimité notamment, entre elles : bureaucratie bolivarienne (soutenue jusqu'à sa mort par Chavez) contre mouvements populaires bolivariens (se positionnant comme l'incarnation en actes de la pensée du « Caudillo »2. Et ce n'est pas le moindre intérêt de cet ouvrage que de nous montrer à quel point cette lutte est centrale aujourd'hui.

Le 5 mars 2013, Hugo Chavez s'est éteint. Depuis un an, son successeur Nicolas Maduro doit faire face à une opposition active condamnant tout aussi bien sa politique sociale que l'insécurité régnant dans le pays. Pour l'heure, Maduro tient bon. L'avenir dira si le « chavisme » survivra à la mort de Chavez, si les acteurs populaires des mouvements sociaux furent ou non des « idiots utiles » n'ayant permis qu'à une nouvelle élite « révolutionnaire » de s'emparer d'une part du gâteau national jusqu'alors capté par les élites économiques traditionnelles.

Note :
1. Pour une lecture libertaire et très critique de la révolution bolivarienne, lire Rafael Uzcategui, Venezuela : révolution ou spectacle ?, Spartacus, 2011. Pour une critique plus pondérée, Patrick Guillaudat et Pierre Mouterde, Hugo Chavez et la révolution bolivarienne - Promesses et défis d'un processus de changement social, M Editeur, 2012.
2. Cette opposition est au cœur des contributions de Mila Ivanovic et Sébastien Brulez in Franck Gaudichaud (dir.), Amériques latines : émancipations en construction, Syllepse, 2013.