Lorsque je me suis lancé en janvier 1999, secondé efficacement à la technique par l'ami Nacer, dans l'aventure du Monde comme il va, je ne me doutais pas que douze ans plus tard, je me retrouverai à la même place, là, derrière un micro, tout seul, à évangéliser les masses radiophoniques. Douze ans, c'est long, croyez-moi. Tel l'athlète de haut-niveau qui angoisse à l'idée de faire l'année de trop, j'ai failli plus d'une fois rendre mon tablier. Et puis, non, à chaque rentrée, je me persuadais que j'étais en mesure de relever le challenge, comme on dit dans les entreprises modernes, soit trouver une dizaine d'heures pour choisir un sujet, lire livres et articles, confronter les points de vue, consulter les saintes écritures libertaires, établir un plan, écrire, corriger, puis dégotter une citation.
Mais cette fois-ci, je le crie haut et fort : Le Monde comme il va ne retrouvera pas le chemin des ondes en octobre prochain. Cette dizaine d'heures dans la semaine, je n'en dispose plus, ou plutôt, je n'ai plus l'énergie de les dénicher là où elles se trouvent, quelque part après minuit.
Pourtant, j'ai le sentiment, voire l'orgueil, de penser que ce que je vous offre chaque semaine depuis plus de deux quinquennats n'est pas inutile. Ou plutôt, j'ai la certitude qu'un point de vue anticapitaliste et libertaire sur le monde tel qu'il va demeure plus que jamais d'actualité.
En travaillant sur une anthologie de mes interventions radiophoniques, publiée par la revue Ni patrie ni frontières en novembre 2010, je me suis replongé dans une décennie d'actualité politique et sociale, nationale et internationale. Exercice salutaire car, submergés d'informations en tout genre, nous avons bien souvent la mémoire fort courte.

Ma première émission portait sur l'AMI, l'Accord multilatéral sur l'investissement, un projet qui donnait quasiment tout pouvoir aux multinationales et bien peu aux Etats-nations, ceux-ci pouvant être condamnés à dédommager les entreprises dont l'activité économique aurait été entravée, par exemple, par un mouvement social.
Cet AMI fut repoussé, non par des manifestations de masse, mais parce que des militants altermondialistes le firent connaître avant qu'il ne soit véritablement débattu par « nos » représentants. Douze ans plus tard, le mouvement altermondialiste n'est plus que l'ombre de lui-même. A la place, on voit émerger de nouveaux mouvements, comme celui des Indignés espagnols, marqués par l'humanisme et le besoin d'Etat, marqués surtout par l'absence de perspectives sociales et politiques, individuelles et collectives. C'est un signe de notre temps : Le capitalisme produit plus souvent des drames que des rêves, mais on ne sait quoi lui substituer ; on sent bien que les oligarchies politiques qui se disputent le contrôle de l'Etat n'aspirent qu'à gérer l'existant et non à remettre en cause les fondements même de l'exploitation capitaliste ; et pourtant, l'on continue à espérer des urnes, à espérer en la démocratie. Cinglant, l'écrivain Octave Mirbeau a écrit jadis : « Les moutons vont à l'abattoir. Ils ne disent rien, eux, et ils n'espèrent rien. Mais du moins, il ne votent pour le boucher qui les tuera, et pour le bourgeois que les mangera. Plus bêtes que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l'électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des révolutions pour conquérir ce droit. »

En février 2000, je consacrais une émission à Mohammed VI, nouveau roi du Maroc, jeune, moderne, fringant, dont on disait qu'il allait démocratiser le royaume, rompant avec l'autoritarisme de son père, Hassan II, un ami de la France qui, en tant que pays des droits de l'Homme, a un goût certain pour les despotes servant ses intérêts. J'intitulais cette intervention, reprenant la vieille formule du comte de Lampedusa : « Tout changer pour que rien ne change ». En 2012, la jeunesse maghrébine et arabe a envahi les rues pour réclamer le changement, la démocratie, du travail et du pain. En Tunisie et en Egypte, des dictateurs ont été chassés du pouvoir par la foule. Inévitablement, les grands médias nationaux ont parlé de « révolutions arabes », comme ils parlèrent de « révolution orange » en Ukraine. Mais ce qu'ils appellent « Révolution » n'est qu'une révolution de palais qui voit une nouvelle élite parvenir enfin au pouvoir, en association avec une fraction de l'ancienne élite, sans que cette nouvelle alliance ne remette fondamentalement en question le système économique, politique et social en place. Ces événements nous rappellent que bien trop souvent les aspirations populaires à la Justice et à l'Egalité se perdent dans les combinaisons politiciennes, et « une fois les élections terminées, disait Bakounine, chacun revient à ses occupations quotidiennes : le peuple a son travail et la bourgeoisie à ses affaires et à ses intrigues politiques ».

2012 sera une année électorale. Certains d'entre vous voteront, d'autres pas ; et parmi les premiers, bien peu le feront avec illusion. Nous n'aurons pas droit au face à face attendu entre l'avocat d'affaires Nicolas Sarkozy et l'avocat d'affaires Dominique Strauss-Khan. C'est fort dommage car cela aurait donné une image assez fidèle de l'état de notre démocratie aux accents ploutocratiques.
Je n'en veux à personne de voter et de ne pas croire en la Révolution. C'est aux révolutionnaires de rendre celle-ci désirable.
La crise des subprimes, la dégradation des conditions de travail de très nombreux salariés, les dégâts provoqués sur la nature par la course au profit, la mal-bouffe et le danger nucléaire, les scandales politico-financiers... tout cela concoure à rendre de nouveau pertinente l'idée d'une rupture avec le capitalisme et la démocratie bourgeoise. Utopie ? Billevesée ? Je ne le crois pas. Les temps changent. Les gens sont en recherche d'une alternative. Elle peut être réactionnaire parce qu'il est plus facile de trouver des coupables parmi les victimes que de s'attaquer au système lui-même. Elle peut être révolutionnaire si les travailleurs et la jeunesse précarisée reprennent confiance dans leurs capacités à changer le cours des choses. De toute façon, nous n'avons pas le choix. Il nous faut « demander l'impossible » puisque le possible que nous impose les dominants devient de plus en plus insupportable.