Victor Serge n'est pas un théoricien, mais comme il le dit lui-même en ouverture de sa première chronique, un « écrivain militant ». Son arme, c'est la plume. Ses sources d'inspiration, sa vie mouvementée, ballottée, inscrite dans les combats politiques et sociaux dans lesquels il s'est impliqué depuis trente ans. Pas de textes théoriques donc, mais un ensemble de réactions à l'actualité. Et des portraits. Portraits de ceux, célèbres ou anonymes, qui sont morts en changeant le monde ou que la contre-révolution stalinienne, bourgeoise ou fasciste s'est chargée d'éliminer. Il évoque le syndicaliste espagnol Angel Pestana, l'anarchiste italien Francesco Ghezzi déporté par Staline, l'antifasciste Carlo Rosselli réfugié en France et liquidé par l'extrême-droite, l'écrivain russe Boris Pilniak tombé en disgrâce, Edouard Berth, l'ami de Georges Sorel, le communiste Antonio Gramsci, mort en déportation, ou encore Léon Sedov, fils de Léon Trotsky.

Portraits touchants, sensibles, jamais vindicatifs alors que Victor Serge aurait pu vilipender le vieux Gorki, anti-bolchevik en 1917 et serviteur de la cause stalinienne à la fin des années 1920. Mais il sait comment fonctionne la machine stalinienne et il connaît l'univers mental des milieux bolcheviks. Sur Gorki, il écrit : « Il finissait sa vie dans une sorte de rêve éveillé (...) son visage exprimait je ne sais quel dessèchement intérieur, une foi désespérément volontaire, une force presque élémentaire née de la douleur. » Et quand il évoque les grands procès de 1936-1937 qui conduisirent au bûcher tant de vieux bolcheviks de la première heure, ces procès incroyables où l'on vît les coupables s'accabler des pires maux, se baptiser fascistes, espions impérialistes, saboteurs et comploteurs ; quand il évoque ces procès donc, il explique la logique poussant ces révolutionnaires intransigeants à passer de tels aveux. Par peur ou lâcheté ? Non, « par dévouement et par calcul (...) Il s'agit pour eux de se donner à ce prix une faible chance de survivre. Un jour peut-être, la révolution aura autrement besoin d'eux, non plus pour les avilir et supplier, mais pour leur donner l'occasion tant attendue de racheter leurs pires palinodies (...) A quoi leur servirait-il d'être héroïques et dignes pour disparaître dans des ténèbres totales. »

Héroïsme et dignité. Héroïsme des antifascistes espagnols luttant avec leur armement de bric et de broc contre Franco. Victor Serge suit avec passion la guerre d'Espagne. Il parle de la lâcheté des bourgeoisies occidentales qui se refuse à soutenir la République en danger alors que le camp des séditieux peut compter sur l'aide allemande et italienne. Il condamne également la politique stalinienne, celle qui s'oppose au processus révolutionnaire en défendant la propriété privée, celle qui règle ses comptes violemment avec les anarchistes et les "trotskystes" du POUM.



Et il y a la guerre. Victor Serge s'accroche à l'idée que démocraties bourgeoises et Etats totalitaires, par instinct de survie, ne s'affronteront pas, trouveront un modus vivendi sur le dos des peuples. Par devoir sans doute plus que par conviction, Victor Serge s'accroche à l'idée que les classes ouvrières occidentales non encore défaites, comme le prolétariat français qui s'est illustré en 1936 en occupant les usines, sauront trouver la voie de l'unité à la base et que le mirage soviétique cessera d'aveugler les communistes sincères qui les composent. Il espère qu'elles seront en mesure alors d'imposer un nouveau compromis social à leur bourgeoisie, même s'il sait qu'entre Révolution et Réaction, la tentation est grande pour les bourgeoisies nationales de choisir l'Ordre. Hitler et Mussolini n'ont-ils pas « reçu le pouvoir » des mains des classes dominantes plus qu'ils ne l'ont conquis ?

Le 7 mai 1940, trois jours avant que les armées allemandes n’envahissent le pays, La Wallonie publie la dernière chronique de Victor Serge. Une chronique qui parle des soldats russes occupant la Pologne, découvrant un pays qui ne connaît pas comme l'URSS la pénurie des biens de consommation et l’absence de pluralisme politique. Alors qu'il est minuit dans le siècle, Victor Serge fonde de grands espoirs sur la capacité de ces hommes, idéalistes, à comprendre que le stalinisme est un système reposant sur la répression et le mensonge, un système qui les trompe mais n’est pas encore parvenu « à les aveugler. » Volontariste, Victor Serge, à sa façon, oeuvrait à déciller les yeux de ses contemporains, persuadé qu’« aucun péril, aucune amertume ne justifient le désespoir – car la vie continue et elle aura le dernier mot. »