Quel est donc cet « éternel vagabond en quête d’idéal » ? C’est un « ouvrier, un militant, un intellectuel, un internationaliste d’expérience et de conviction, un optimiste invétéré toujours sans le sou (qui) participe à trois révolutions, passe une dizaine d’années en captivité, publie trente livres et laisse derrière lui des milliers de pages de manuscrits, de correspondances et d’articles restés non publiés. Né et mort en exil, politiquement actif dans sept pays différents, sa vie est celle d’un opposant permanent. Il s’oppose au capitalisme – d’abord comme anarchiste puis comme bolchevick, puis aux pratiques antidémocratiques des bolchevicks. Plus tard, oppositionnel de gauche, il se dresse contre Staline et polémique avec Trotski au sein de la gauche antistalinienne. Il s’oppose au fascisme et, marxiste révolutionnaire impénitent, au capitalisme de la Guerre froide. »

Susan Weissman évoque rapidement la période anarchiste de Victor Serge durant laquelle ce fils de réfugiés russes né en Belgique et installé en France fréquente les milieux individualistes et illégalistes desquels émergera la sulfureuse Bande à Bonnot ; une fréquentation qui lui coûtera 5 ans de détention de 1913 à 1917). Elle préfère s’attacher aux pas de Victor Serge quand, expulsé de France en 1919, il pose les pieds en terre bolchevick. Il a 28 ans et il a l'âme d'un nouveau converti qui se fait un devoir de convaincre les anarchistes d’abandonner leurs billevesées au profit du marxisme. A le lire, on le sent happé par les événements, les incertitudes du moment, la fragilité du nouveau pouvoir. Certes, il prend vite conscience des tentations autoritaires présentes au sein de l’appareil bolchevick, mais il ne veut voir en elles que la conséquence de la situation, politiquement instable, économiquement et socialement catastrophique. La révolution russe est à défendre coûte que coûte, même contre les révolutionnaires qui s’insurgent contre la dictature du prolétariat. L’ancien anarchiste-individualiste, écrit même en qu’il « vaut mieux voir tort avec le parti du prolétariat que raison contre lui. »

La position de Victor Serge n’est guère différente de celle de nombre de militants anarchistes, russes ou étrangers. Beaucoup d’entre eux, syndicalistes révolutionnaires ou anarchistes-communistes, se sont déjà ralliés aux partis communistes naissants ou, tout au moins, se battent pour défendre, même de façon critique, la « république des conseils ouvriers ».
Victor Serge défend la révolution russe mais il n’est pas dupe. Certes, il soutient Trotski, dont il est proche, quand celui-ci organise la répression sanglante des marins révoltés de Cronstadt ou trahit la Confédération des paysans libres de Nestor Makhno en Ukraine. Mais il écrira plus tard qu’il refusait la propagande du parti qui disait voir dans les premiers des suppôts de la réaction tsariste, et dans les seconds, des criminels sans foi ni loi. Il considère même que les revendications des marins de Cronstadt étaient de nature à revivifier la révolution en cours…
Le limousin Marcel Body évoque dans ses mémoires la rencontre de Victor Serge, avec lequel il travaillait étroitement, avec l’anarchiste américaine Emma Goldman : « Emma Goldman fit honte à Victor Serge de son attitude qui l’amenait à se cramponner à un régime qui, non seulement, arrêtait et fusillait les libertaires, mais écrasait ses propres soutiens aujourd’hui révoltés contre la faim et le dénuement. (…) Victor Serge était désemparé. Peut-être, eut-il un moment l’intention de se solidariser avec les insurgés, car il me confia un paquet de papiers importants en me disant de les garder au cas où il serait arrêté. »

Mais Victor Serge n’est pas encore prêt à rompre. Jusqu’en 1927, il s’accroche à l’idée que des révolutions peuvent éclater en Europe occidentale et desserrer l’étau enserrant l’URSS, que l’autoritarisme du Parti bolchevick peut être tempéré, que la vieille garde bolchevick peut encore l’empêcher de sombrer entre les mains des opportunistes et des carriéristes, que le parti, après la mort de Lénine, peut éviter de sombrer dans les guerres fratricides de tendances et de clans, que des liens peuvent être renoués avec les anarchistes et les socialistes-révolutionnaires ; qu’en somme la Révolution russe peut retrouver un nouvel élan. Par la plume et l’action, il se joint à l’Opposition de gauche et participe au jeu d’alliances entre Trotski, Zinoviev et Kamenev face à Staline. Il bataille contre la bureaucratie, défend la révolution chinoise, avant de constater, amer, que le Parti communiste d’Union soviétique est irréformable. Exclu du parti en 1928, exilé à 1500 kms de Moscou, Victor Serge partage ses journées entre l’écriture, l’attente d’une possible arrestation et d’un improbable fléchissement de la dictature stalinienne. Ses livres (romans, poésies, témoignages historiques), vendus en France, lui permettent d’échapper à la misère.
En 1936, grâce à une campagne internationale de soutien, il est expulsé d’URSS, y laissant là nombre de manuscrits aux mains de la police politique, manuscrits qui demeurent encore aujourd’hui introuvables. Installé en Belgique et en France, il renoue avec les exilés de l’Opposition de gauche soumis comme lui aux attaques terribles des communistes, et aux menaces constantes de liquidation physique qui pèsent sur elle. Dans cette atmosphère si favorable à la paranoïa, il se heurte rapidement au sectarisme et à l’autoritarisme de Léon Trotsky qui lui reproche notamment son peu d’enthousiasme pour cette 4e Internationale en formation.
Victor Serge ne croit pas, écrit-il sèchement, qu’une « pensée nouvelle » puisse naître de ce « mouvement débile et sectaire », faits de groupuscules minés par les querelles personnelles. Face au stalinisme à l’Est et aux fascismes à l’Ouest, il défend l’idée d’une alliance internationale, « reflet des véritables tendances idéologiques des secteurs les plus avancés de la classe ouvrière. » Refaire en somme l’Association internationale des travailleurs de 1864.

En 1941, un an après l’assassinat de Trotsky, Victor Serge fuit le nazisme et débarque pour un dernier exil à Mexico, lieu d’accueil pour nombre de militants de la gauche révolutionnaire. Malgré la fatigue physique, l’usure du temps et la précarité de sa condition sociale, il continue inlassablement à écrire romans, articles et textes théoriques, à étudier et à se brouiller avec tous ceux qui lui reprochent à la fois ses liens avec les syndicalistes-révolutionnaires ou les réformistes, et ses analyses hérétiques sur la dégénérescence de la Révolution russe ou la nature de l’URSS. Se revendiquant toujours du marxisme, mais d’un marxisme en mouvement qui n’aurait pas peur de se renouveler, Victor Serge refuse la logique des chapelles hargneuses, le patriotisme de parti. Il croit aux vertus de l’échange et du débat contradictoires, il refuse la politique de la sentence et de l’excommunication. Il écrit : « Si le socialisme ne se proclame pas comme le parti de la dignité humaine, alors sans aucun doute aucun, il sera inévitablement écrasé entre les réactionnaires et les totalitaires. »

Si le libertaire que je suis peut reprocher quelque chose à Victor Serge, ce n’est certainement pas d’avoir rompu avec l’anarchisme en en pointant les limites ou les contradictions, mais c’est de s’être illusionné aussi longtemps sur la capacité du vieux parti bolchevick à inverser le cours des choses, d’avoir oublié qu’un réel processus révolutionnaire dépend davantage de l’activité autonome et créatrice des masses que des politiques édictées par une organisation censée l’incarner.