Pierre Bourdieu, Travail et travailleurs en Algérie, Raisons d’agir, 2021.


Saluons l’initiative des éditions Raisons d’agir de nous permettre de découvrir ou redécouvrir l’une des premières études socio-ethnologiques de Pierre Bourdieu. Travail et travailleurs en Algérie, publié initialement en 1963, fut le premier livre du sociologue reposant sur une enquête de terrain.

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Bourdieu, auteur quelques années auparavant d’un livre court mais précieux intitulé Sociologie de l’Algérie, se chargea de la rédaction de l’étude sociologique, en s’appuyant sur le travail statistique de trois administrateurs de l’INSEE, travail mené alors que l’Algérie était encore une colonie.
Dans Sociologie de l’Algérie sorti en 1958, Bourdieu parlait des Kabyles et des Mozabites, de la vie villageoise, des systèmes de parenté, de la place des femmes, de coutumes et de religions. Son Algérie était essentiellement rurale et le colonisateur n’y apparaissait qu’en fin d’ouvrage, dans un chapitre judicieusement intitulé Aliénation et qui lui servit de conclusion.
Travail et travailleurs en Algérie m’apparaît comme une prolongation de cette conclusion dans laquelle Bourdieu pointait les conséquences socio-culturelles de la colonisation sur le colonisé. Dans ce livre, nous ne sommes plus dans les villages de Kabylie mais dans des villes où se presse une population paupérisée que la terre ne nourrit plus et que la guerre a poussé là.
Ce sous-prolétariat des villes et ces ruraux déracinés sont abonnés à la misère et à la fatalité dans un société coloniale en pleine décomposition. Rien ne les préparait au salariat et au chômage, à se penser comme individu et comme homo oeconomicus (ce « monstre anthropologique » comme le dira plus tard Bourdieu), à s’imaginer autrement qu’en fellah travaillant une terre trop souvent ingrate. La guerre coloniale fait rage et ils sont désarmés. La lecture de leurs témoignages m’a remis en tête les propos des darwinistes sociaux sur les « inutiles au monde », les « pauvres indignes de tout intérêt » qui n’ont plus de place au banquet de la vie.

L’espoir est un luxe et leurs rêves sont mesurés. Ils se sentent prisonniers d’une société dont les valeurs sont à cent lieues des leurs et dont la logique leur échappe. Issus de sociétés paysannes dans lesquelles tout individu a une place, parce qu’au sein de la communauté, tout est fait pour que chacun fasse « quelque chose plutôt que rien », pour que chacun ait en somme un « gagne-pain » modeste mais qui leur confère une dignité, ces hommes sont sans ressource, condamné à la survie quotidienne, à vivre dans un univers urbain où l’entraide ne va plus forcément de soi, confronté pour la première fois à un monde moderne qui n’a pas besoin d’eux. Rappelons-le, la colonisation est à la fois captation de richesses, mise au pas de l’autochtone et entreprise de déculturation.
Déboussolés, ils maudissent alors non le système capitaliste et sa froide logique, mais les individus ou les forces obscures qui les empêchent d’accéder à une situation salariale sécurisante ; fatalistes autant que lucides, ils sont persuadés que sans piston, l’insertion sociale est impossible ; que faire quand on est illettré et sans qualification professionnelle, sinon compter sur un appui ? Leur rêve ? Trouver un boulot régulier, n’importe lequel et quel que soit le salaire, pour sortir de l’insécurité permanente et s’imaginer un avenir, rejoindre en somme le maigre contingent d’ouvriers algériens stables dans l’emploi ; ou bien constituer un modeste pécule et se faire commerçant ou artisan.

« Cet immense sous-prolétariat qui campe aux marges des cités modernes, est prisonnier d’une contradiction indépassable : enfermés dans l’existence au jour le jour et dans l’angoisse chronique du lendemain, tous ces hommes sont maintenus dans l’impossibilité absolue de calculer » nous dit Bourdieu. Ils savent compter mais pas calculer : compter les quelques pièces qui leur permettront d’acheter un bout de pain, mais pas calculer, c’est-à-dire prévoir, anticiper et se projeter.
A l’Indépendance en 1962, près de la moitié de la population algérienne, rurale ou urbaine, vit dans la plus grande des misères. Les hommes rencontrés par Bourdieu étaient du nombre.