Sylvain Boulouque
Les anarchistes français face aux guerres coloniales 1945-1962
Atelier de création libertaire, 2020

Il n’y en a pas un sur cent et pourtant ils écrivent, et beaucoup. C’est à partir essentiellement d’une analyse de la prolifique presse libertaire que l’historien Sylvain Boulouque nous invite à appréhender l’intervention des anarchistes français confrontés aux guerres coloniales de l’après second conflit mondial.
L’auteur dresse tout d’abord un tableau synthétique du mouvement libertaire sous la quatrième République. Depuis la Révolution russe, le courant anarchiste a vu son influence se réduire comme peau de chagrin, surtout dans les milieux populaires et syndicaux. A la Libération, les troupes ne sont guère vaillantes, surtout si on les compare à celles du PCF, sorti grandi de son implication dans la Résistance armée. Des troupes rares et de plus, éparpillées. S’organiser, d’accord, mais jusqu’où ? Si les individualistes s’accommodent fort bien d’une structure légère et peu contraignante, d’autres, notamment des jeunes, plaident au contraire pour la construction d’une organisation rigoureuse, combative, capable de se mesurer aux organisations d’extrême gauche et à l’omnipotent PCF. La Fédération anarchiste n’y résiste pas, pas plus que le vieux rêve synthésiste, (cette volonté de rassembler dans une même organisation tous les libertaires). Il en résulte une fragmentation profonde du mouvement (et des inimitiés qui ne le seront pas moins). Et la question coloniale en témoigne.

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Entendons-nous bien. Comme le souligne l’auteur, malgré leurs divergences, les anarchistes ont condamné fermement le colonialisme parce qu’il incarne l’alliance mortifère du sabre et du capital, l’alliance de la brutalité militaire et du banditisme colonial, dont le code de l’indigénat est une des manifestations. Mais lorsque l’émancipation sociale se fait projet identitaire et national, quand les anarchistes doivent penser le colonisé non plus seulement comme incarnation du prolétaire exploité mais également comme individu nié dans sa dimension culturelle et religieuse1, alors la polyphonie libertaire se fait davantage entendre.
Les guerres d’indépendance vietnamienne et surtout algérienne agissent comme des révélateurs. Si beaucoup de libertaires prennent parti et s’investissent dans l’anticolonialisme militant, ils ne le font pas de la même manière. Certains se jettent à corps perdus dans un soutien sans faille aux insurgés, quand d’autres rappellent l’exigence de poser un regard critique sur les mouvements de libération nationale, voire même soulignent l’impossibilité de concilier principes libertaires et nationalisme révolutionnaire ; des voix s’élèvent également et en appellent, fidèle en cela au pacifisme de leurs aïeux, à la paix puisque de la guerre, on ne peut rien attendre de bon. Les camps ne sont pas aussi tranchés que cela, évidemment, et les individus et organisations évoluent en fonction des événements. Dans un texte de 19252, Camilo Berneri pointait du doigt la difficulté du mouvement anarchiste à sortir de l’alternative : révolutionnarisme vs mythe populiste, « extrémisme verbeux » et confiance acritique dans les masses. Dans un second texte3 (1927), il écrivait : « Il n’y a pas de volonté révolutionnaire des masses, mais des moments révolutionnaires où les masses sont des leviers énormes. »

A la lecture du travail de Sylvain Boulouque, j’ai le sentiment que les libertaires auraient pu se retrouver dans ces mots. Certains ont défendu avant tout des principes (anti-étatisme, pacifisme, athéisme) et une posture morale. D’autres ont considéré que soutenir les luttes de libération nationale équivalait à soutenir les potentialités révolutionnaires dont elles pouvaient être porteuses ; qu’en somme les libertaires devaient se confronter au réel... s’ils voulaient offrir une alternative aux masses en lutte dans une période dominée par le stalinisme.

Notes :
1. Le préfacier Benjamin Stora a me semble-t-il raison de souligner la pauvreté de la « production anarchiste sur le processus de déshumanisation et de racialisation des colonisés, aboutissant à la figure de l’indigène », le contre-exemple étant bien sûr les écrits de Mohamed Saïl.
2. « Il faut sortir du romantisme » in Guerre de classes en Espagne et textes libertaires, Spartacus, 1977.
3. « La Plateforme » in Guerre de classes en Espagne et textes libertaires, Spartacus, 1977.