Il fut un temps jadis où l'électorat populaire avait les traits d'un ouvrier, qualifié, travaillant dans une grande entreprise, fier de ses compétences, fier de sa culture1. Heureux temps où le Parti communiste régnait fortement sur le monde de l'entreprise, dans les quartiers ouvriers, dans les grands ensembles avec ses organisations de masse « pour la paix », « pour les jeunes », « pour les femmes », avec ses militants dévoués, désintéressés et disciplinés. Le Parti était fort, la classe avait son représentant dans l'arène électorale pour y incarner la France, la vraie France, celle qui faisait tourner les usines, celle qui avait versé son sang sous l'occupation nazie. Drapeau rouge et drapeau tricolore voisinaient sans souci. Le succès des municipalités communistes ou socialistes reposait sur la capacité des partis de gauche à constituer de véritables bastions rouges ou roses, reposant sur des réseaux aussi bien culturels que syndicaux ou associatifs, capables de leur attacher des clientèles électorales. Aujourd'hui, ce qu'on appelle le « vote de classe » s'est grandement dilué : les ouvriers ne votent plus à une très forte majorité à gauche comme par le passé ; à croire que le social-libéralisme qu'on leur propose n'est pas mobilisateur...

Evidemment, on en venait à oublier qu'une fraction non négligeable de la classe ouvrière a toujours voté à droite et continue à le faire. L'ouvrier conservateur a toujours existé. Il pouvait être un catholique défenseur par principe de l'ordre social, un néo-ouvrier encore attaché à la terre et pas encore dégagé d'une culture de déférence à l'égard des notables, un individualiste ne se souciant que de sa promotion personnelle et de son chez-soi, un exploité satisfait de son sort ou n'en envisageant pas d'autres. Les patrons paternalistes du 19e siècle avaient bien compris qu'on pouvait acheter la paix sociale à peu de frais. « Ce n’est pas lui, l’ouvrier, qui possède sa maison, c’est bientôt sa maison qui le possède » disait le philosophe-sociologue Frédéric Le Play il y a cent cinquante ans. Le logement ne fut qu’une partie du vaste système d’encadrement qui se mit en place à partir de la moitié du 19e siècle. Le patronat créa des caisses d’épargne et de retraites, des dispensaires ou des magasins d’alimentation ; dans les houillères, le patronat fournit gratuitement le charbon dans les corons ; partout en France, il finança des sociétés philarmoniques, des clubs sportifs, des chorales, mais aussi des centres d’apprentissage pour former lui-même sa main-d’œuvre. Pour nos patrons paternalistes, un bon ouvrier était un ouvrier laborieux, rangé et surtout un père de famille ; mais cela correspondait également à l'image que nombre d'ouvriers avaient envie de renvoyer, notamment ceux qui par la promotion interne et la docilité sociale parvenaient à sortir quelque peu du rang.

L'ouvrier est ceci, l'ouvrier est cela. Pauvre ouvrier. Les médias ne l'aiment que sous la forme de la victime. Victime de l'économie tout d'abord : une usine qui ferme, des travailleurs pas assez productifs ou qui ne pourront jamais l'être suffisamment, une délocalisation lointaine, un patronat insaisissable, des ennemis sans visage pour reprendre la stupide formule hollandienne, une grève pour le principe, un plan de sauvegarde de l'emploi qui ne sauvegarde rien, une défaite assurée, et le sentiment que le rouleau-compresseur néolibéral est bien trop fort pour que « nous, les ouvriers », on l'arrête. Il va sans dire mais mieux en le disant que dès que l'ouvrier se révolte, secoue le mobilier d'un bâtiment public ou arrache une chemise, il cesse d'être un ouvrier pour devenir un voyou, une survivance d'un autre temps quand la pacification des rapports sociaux n'était pas à l'ordre du jour. L'ouvrier véritable, domestiqué sous la forme du citoyen, doit faire là où on lui dit de faire et non mettre en pratique ce bon mot d'Emile Pouget : « C'est pas l'estomac qui fixe le taux des salaires : c'est notre biceps. »

Victime de son inculture ensuite. L'ouvrier des médias est du genre front bas. Il est peu cultivé, souvent conservateur sur le plan des mœurs, incapable de comprendre, d'admettre que les questions sociétales sont prioritaires sur les questions sociales, que l'Europe politique est un projet magnifique qui sent la colombe… C'est pour cela que l'ouvrier est réactionnaire et vote Le Pen. C'est pour cela qu'il est contre Maastricht, que l'Euro ne le rend pas heureux, et que le social-libéralisme ne le fait pas fantasmer. C'est pour cela que la gauche de gouvernement lui préfère les classes moyennes intellectuelles du privé comme du public.

Oui, il y a des ouvriers, des petits employés qui votent à l'extrême droite et ce, de plus en plus. Il serait stupide de le nier, les inévitables sondages ou enquêtes sociologiques, quoi qu'on en pense, sont là pour en attester. Mais cette radicalisation à droite d'une partie de l'électorat populaire ne doit pas nous faire oublier que c'est d'abord l'abstention qui caractérise leur rapport aux choses de la politique, et que jusqu'à une date très récente, le vote à gauche demeurait majoritaire2.

Oui, il y a des ouvriers et des petits employés qui votent à l'extrême droite par racisme. Là encore, les poussées de xénophobie ne sont pas choses récentes, malheureusement, mais la situation actuelle remet en lumière la fracturation « ethnique » de la classe ouvrière. Aux uns, les boulots les moins qualifiés et les plus mal payés ou le chômage longue durée ou l'enchaînement des petits boulots, les logements sociaux de moins en moins entretenus, sans grand espoir de promotion sociale ; aux autres, les emplois plus qualifiés, les tâches d'encadrement, l'accession à la propriété et le sentiment que l'ascenseur social existe, même s'il fonctionne peu ou mal3. Et on y tient à cette petite promotion sociale qui a permis de sortir du quartier pour se payer un pavillon, protéger sa progéniture de la culture de bande et de la petite délinquance. On y tient et on la défend contre ceux avec lesquels on partageait son quotidien ; ceux qui sont restés dans les tours qui se dégradent, avec tous ces jeunes qui traînent jusqu'à plus d'heure, font du bruit et squattent les halls d'immeubles. On la défend et on la sait fragile parce que le monde est devenu plus sauvage et que le discours libéral s'est emparé de bien des têtes4. A la fin du 19e siècle, le libéral Herbert Spencer, virulent opposant à l'instauration de filets sociaux de protection, se voulait le défenseur des « pauvres dignes d’intérêt (…) qu’on accable de charges pour venir en aide aux pauvres indignes de tout intérêt. » Il y a dans toutes les classes de la société et y compris dans une fraction des classes populaires la volonté de ne plus payer pour ceux dont on juge qu'ils ne font pas le nécessaire pour s'en sortir. Le capitalisme fonctionne au désir mais son moteur c'est la frustration et l'égoïsme. Il nous sera difficile de remonter la pente.

Comment faire pour que les classes populaires, dont peu de révolutionnaires font partie, réinvestissent le terrain de la contestation de l'ordre capitaliste du monde, et cessent de se déchirer sous les yeux intéressés des entrepreneurs en politique qui ont fait de la politique un business ? Comment faire pour que les idées radicales, ou l'idée même de radicalité, sortent des ghettos intellectuels et irriguent les espaces où vivent « ceux d'en bas » ?

La solidarité de classe n'est pas naturelle, elle est un produit social et politique. Pour vivre, elle a besoin de luttes, de militants de terrain recréant des espaces de convivialité politique. Les classes populaires ont besoin de connaître leur histoire. Elles ont besoin d'un souffle nouveau, pas de bonimenteurs, de César, de tribun, d'hymne national et de main sur le coeur. Elles n'ont pas besoin que l'on parle en leur nom pour conter ses souffrances, ses peurs, ses angoisses. Elles ont besoin de se sentir autrement que comme les victimes d'un monde profondément injuste, autrement que comme une chose molle que ceux d'en haut malaxent, triturent, manipulent puis appellent aux urnes.

Notes
1. Que les sociologues et historiens me pardonnent de réduire l'électorat populaire à « la » classe ouvrière, dont beaucoup nièrent l'hétérogénéité pour les besoins de la Cause, ne gardant d'elle qu'une figure tutélaire, l'ouvrier professionnel conscient, syndiqué, politisé, de gauche.
2. cf. Céline Braconnier et Jean-Yves Dormagen, La démocratie de l'abstention, Folio, 2007.
3. Que les sociologues m'excusent de nouveau de caricaturer leurs thèses. Je vous renvoie à la lecture d'un livre collectif intitulée Sociologie des classes populaires contemporaines (Colin, 2015, pp. 112-115).
4. Précisons : cette volonté de se « distinguer » ne serait-ce qu'un peu de ceux qui sont restés/coincés dans les barres HLM n'est en rien « ethnique ». Les « minorités visibles » qui s'en « sortent » développent les mêmes stratégies que les autres, notamment du point de vue scolaire (envoi des enfants dans le privé…), mais cela ne leur permet pas d'échapper à la xénophobie ambiante : leur présence n'est-elle pas la preuve que le quartier n'est plus ce qu'il était ? Je vous renvoie à la lecture d'une passionnante enquête sociologique : La France des « petits moyens » - Enquête sur la banlieue pavillonnaire, La Découverte, 2008.