Rachid Laïreche, Morts avant la retraite. Ces vies qu’on planque derrière les statistiques, Les Arènes, 2023.


Morts avant la retraite. Ces vies qu’on planque derrière les statistiques. Le sous-titre peut induire en erreur. Non, ce livre n’est pas le fruit d’une enquête journalistique sur le travail qui tue. Pas de chiffres, pas de statistiques, pas d’analyses1, pas d’expertises et de contre-expertises, mais douze récits ; récits de « vies écourtées » par un travail dangereux, des conditions de vie difficiles et des mauvais choix.

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Douze portraits et autant de plumes, réunies par Rachid Laïreche, journaliste à Libération.
Fils d’ouvrier, Rachid Laïreche sait que « le silence est roi pour les corps épuisés ». A la maison, on ne parle pas ou peu du labeur, des saloperies qu’on manipule, des cochonneries qu’on inhale, des 3x8 qui éreintent les organismes. Bien souvent, on fait avec, on prend sur soi, et on se tait, parce qu’il y a un salaire au bout et une famille à nourrir, qu’écouter son corps ne fait pas partie de sa culture… et puis, à la retraite, enfin, on en profitera et on laissera couler le temps, avec la satisfaction du devoir accompli.
Parler de celles et ceux qui meurent avant la retraite, c’est faire émerger des histoires de vie aussi singulières que banales. Histoires de prolétaires qui se lèvent tôt, qui triment et qui parfois se battent pour eux et les autres. Histoires de travailleurs partis trop tôt, qui nous rappellent que parvenir à l’âge de la retraite n’est pas donné à tout le monde. Ce livre n’est cependant pas un livre sur leur mort, mais sur la vie qu’ils menèrent, les rêves et espoirs qui les animèrent. Albert, Mohamed, Renée, Jean-Luc, Anne-Marie, Toumany ou encore Arnaud ressemblent à nos proches, à nos voisins, voire font écho à ce que nous vivons, c’est pourquoi leurs histoires nous parlent. Comment rester insensible à la pugnacité de Jean-Luc, le docker2, dénonçant les conditions de travail sur les quais ou à celle de Renée et de ses copines de Samsonite, traversant l’Atlantique pour dénoncer le big business ? Comment oublier Mohamed qui rêvait de finir ses jours au pays, ou Toumany le terrassier, qu’un infarctus a frappé la pelle à la main au fond d’une tranchée ? Comment ne pas être ému par Anne-Marie qui se voyaient sillonner le vaste monde au volant de son camping-car, par Mémène qui, à 92 ans, a déjà enterré ses quatre enfants ? Ou par Arnaud le Vosgien, le défenseur d’une agriculture respectueuse des individus et des écosystèmes, dont le fantôme hante l’arrière-pays niçois ? Des fantômes comme sources d’inspiration pour celles et ceux qui ne se satisfont pas du monde tel qu’il va.

« Il n’est pas certain que les vies exposées dans ce volume intéressent – humainement s’entend – le pouvoir politique », nous dit Arno Bertina, le postfacier, dont nombre d’écrits attestent son souci de porter la voix des invisibles et des laissés-pour-compte de la mondialisation heureuse. Il a raison. Quand une ministre est capable de voir de la magie dans l’ordre usinier, on ne peut pas s’attendre à grand-chose. Qu’est-ce que deux ans de plus à turbiner pour ces gens-là ? Rien. Nous, nous savons que deux ans, c’est beaucoup.

Notes
1. Je vous renvoie à deux livres récents, ceux d’Anne Marchand (Mourir de son travail aujourd’hui. Enquête sur les cancers professionnels, Editions de l’Atelier, 2022) et Véronique Daubas-Letourneux (Accidents du travail. Des morts et des blessés invisibles, Bayard, 2021).
2. Sur Jean-Luc Chagnolleau, l'hommage que je lui ai rendu.