Sophie Orange et Fanny Renard, Des femmes qui tiennent la campagne, La Dispute, 2022.

Des services publics déliquescents, une population vieillissante, des emplois rares et peu rémunérateurs… La campagne se mourrait-elle ? Contre cette peinture peu enthousiasmante, il faut lire l’ouvrage de Sophie Orange et Fanny Renard : « Des femmes qui tiennent la campagne » (La Dispute).

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Sociologues toutes deux, elles sont allées à la rencontre de jeunes femmes qui font leurs vies dans des espaces ruraux. Loin des discours misérabilistes dans lesquels vivre en ces lieux serait une punition, leur étude nous montre des femmes dynamiques, débrouillardes, volontaires avec une forte capacité d’adaptation à un environnement compliqué ; des femmes qui ne se rêvent pas en mères au foyer mais en femmes indépendantes.

Paraphrasons un vieux barbu du 19e siècle : ces femmes font leur propre histoire mais elles ne la font pas arbitrairement, dans les conditions choisies par elles, mais dans des conditions directement données et héritées du passé. Ainsi, leur implication dans les métiers du care, du service à la personne, ne doit rien à leur « nature féminine éternelle » et tout à leur socialisation. En tant que filles, elles ont été habituées à s’occuper des frères, des anciens, à prêter la main à leurs mères pour les tâches ménagères. En tant qu’étudiantes, elles ont dû composer avec une offre de formation bien moins conséquente et variée qu’en ville, et dans laquelle le care est très présent, et pour cause : dans ces espaces ruraux où le travail est rare et les personnes âgées nombreuses, embrasser une carrière dans la santé et le social offre l’assurance de trouver un emploi, tant les besoins sont conséquents.
Se joue alors un jeu subtil entre ces jeunes femmes, en recherche d’un emploi leur assurant une certaine indépendance économique, et certains employeurs, publics comme privés, désireux de s’attacher de façon pérenne une main-d’oeuvre, souvent plus qualifiée que l’emploi proposé ne l’exige ; mais pas facile d’offrir des perspectives quand on n’a à proposer que des contrats courts et des missions d’intérim, des rémunérations faibles, des temps de travail fractionnés auxquels s’ajoutent les trajets pour s’y rendre, donc la nécessité de disposer d’un véhicule personnel en bon état. Une autre dimension entre en ligne de compte pour celles qui aspirent à mettre un pied dans la fonction publique locale, via des contrats courts : la réputation. Etre connue et faire partie d’une vieille famille, « sans histoire » et insérée dans la vie communale depuis longtemps, sont des avantages : « Les recrutements semblent parfois s’appuyer plus fortement sur l’interconnaissance et la réputations que sur des qualifications strictement scolaires ». Pour échapper à cela, certaines font le choix de l’indépendance. Comme le soulignent les autrices, il est plus facile de trouver un salon de coiffure ou une esthéticienne qu’une boulangerie-pâtisserie ou un charcutier dans les bourgs ruraux.

Si les femmes tiennent la campagne, c’est qu’on les retrouve à des endroits stratégiques. Les autrices ne parlent pas seulement de leur présence comme ATSEM à l’école, comme aide-soignante en EHPAD ou patronnes/auto-entrepreneuses dans ces commerces où les potins circulent autant que les tickets de caisse, mais aussi de leur présence dans le maillage associatif, sportif comme culturel, qui font la vie de village : « Si elles tiennent la campagne autant qu’elles tiennent à la campagne, c’est que des institutions locales comme l’école, les missions locales, les entreprises ou encore les collectivités territoriales n’ont pas intérêt à ce qu’elles la quittent ». Elles tiennent autant la campagne que la campagne les tient. Mais jusqu’à quand ces « premières de corvée », qui n’ont pas de structures collectives à portée de mains pour se défendre, accepteront de le faire sans grande reconnaissance ? Telle est la question.