Anne Marchand, Mourir de son travail aujourd’hui. Enquête sur les cancers professionnels, Editions de l’Atelier, 2022.

« Le travail demeure le grand absent des campagnes de prévention (du cancer) ». Ces mots de l’historienne et sociologue Anne Marchand illustre bien un terrible paradoxe : chaque année, des dizaines de milliers de personnes se découvrent victimes d’un cancer lié a priori à leur passé de travailleur, et pourtant, les campagnes se focalisent sur l’alcool, le tabac et l’alimentation. Le message qui nous est adressé est clair : C’est notre imprévoyance qui est la cause de notre perte.


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Le livre d’Anne Marchand, « Mourir de son travail aujourd’hui. Enquête sur les cancers professionnels », publié par les éditions de l’Atelier, est le fruit d’un septennat de recherche effectué dans le cadre du Giscop 93, (Groupement d’intérêt scientifique sur les cancers d’origine professionnelle de Seine-Saint-Denis)1. Pour ces chercheurs à l’âme militante, il fallait « comprendre ce qui fait obstacle au recours du droit de la réparation », autrement dit, comprendre pourquoi les victimes souffrent ou meurent en silence.
Les raisons sont nombreuses. Il y a une dimension personnelle : on ne réagit pas de la même façon à l’annonce d’une maladie grave voire incurable, et au lien qui pourrait être fait entre elle et un travail effectué des décennies plus tôt. Certains refusent d’y croire, d’autres sont fatalistes, considérant que tels étaient les risques du métier, ou refusent de se considérer comme victime d’une injustice. Et puis, il y a la famille, dont le rôle est longuement souligné par l’enquêtrice. Se soigner coûte cher pour les classes populaires faiblement assurées, un arrêt-maladie pèse sur les finances familiales, alors, entamer en plus des démarches juridiques, remplir des papiers auquel on ne comprend pas grand chose, recourir à un avocat dans l’espoir hypothétique d’être reconnu comme victime, et attendre alors que l’on sait ses jours comptés… tout cela rajoute de l’inquiétude à l’inquiétude. Les médecins généralistes ? Mal formés, peu informés, routiniers, ils sont de plus totalement ignorants de la façon dont l’activité professionnelle de leur patient s’est très concrètement déroulée. La piste professionnelle est donc très rarement explorée comme source de la pathologie constatée, et quand c’est le cas, un nouvel obstacle apparaît : la difficulté à documenter précisément les différents risques professionnels qu’a affrontés la victime au cours de sa carrière, carrière qui peut s’être déroulée dans mille endroits et mille secteurs industriels différents ; problématique décuplée quand ce sont les ayant-droit qui font les démarches.

Seules, les victimes et leur famille renoncent la plupart du temps à affronter Goliath. Un Goliath qui a les traits du médecin-conseil de la Sécurité sociale. Un Goliath qui a le pouvoir de diligenter des enquêtes auprès des malades mais aussi des employeurs, dont certains, via des avocats spécialisés, sont fort habiles pour multiplier les contentieux, ce qui a un impact sur la façon dont les enquêteurs font leur travail, et donc sur le niveau de reconnaissances en maladie professionnelle.
L’activité du Giscop93 en témoigne : seules l’action collective, l’entraide et la solidarité, sont de nature à briser le mur du silence, à rendre visible ce qui était jusqu’alors invisibilisé. C’est par la pression collective qu’on peut faire évoluer l’incontournable tableau des maladies professionnelles qui établit un lien entre un métier, une maladie et des produits dangereux, mais aussi que la pression peut être mise sur les employeurs-empoisonneurs afin que l’on ne perde plus sa vie à la gagner.

1. Structure initiée par le toxicologue Henri Pézerat et la sociologue Annie Thébaud-Mony dont je vous recommande le dernier ouvrage Politiques assassines et luttes pour la santé au travail. Covid-19, cancers professionnels, accidents industriels (La Dispute, 2021).