Pierre Crétois et Edouard Jourdain (sldd), La démocratie sous les bombes. Syrie-Le Rojava entre idéalisation et répression, Le Bord de l’eau, 2022.

Depuis une poignée d’années, les espoirs révolutionnaires de certains se situent dans le Nord de la Syrie, dans une région appelée Rojava. Là-bas, le mouvement révolutionnaire kurde s’efforce de mettre en place le confédéralisme révolutionnaire, une nouvelle doctrine imaginée par son leader, Abdullah Ocalan, qui a abandonné le marxisme-léninisme pour une pensée nourrie d’apports libertaires1.

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« La démocratie sous les bombes », publié par Le Bord de l’eau, rassemble les contributions à un colloque universitaire tenu à Bordeaux en 2021 ; contributions importantes puisqu’elles entendent poser un regard critique plutôt qu’un discours apologétique sur cette expérience.

Il revient à Pierre Bance et Rémi Carcélès d’ouvrir le bal en nous rappelant dans quel contexte extrêmement défavorable a émergé ce projet qui troque le vieux rêve d’un Etat-nation kurde indépendant pour un espace autonome et émancipateur qui n’est pas sans rappeler le graduelisme révolutionnaire d’Errico Malatesta : « Réclamer et exiger, même par la force, notre pleine autonomie et le droit et les moyens de nous organiser à notre manière pour expérimenter nos méthodes »2. Le contexte ? C’est tout d’abord la guerre, effroyable, qui les met aux prises avec l’État syrien et Daesh. C’est aussi le conservatisme, politique, et le rigorisme religieux des populations locales, le clientélisme et les logiques tribales sur lesquels reposent le pouvoir des élites du Rojava3. C’est encore la composition pluri-ethnique du territoire avec tout ce que cela sous-entend de siècles de relations conflictuelles ou de rapports de domination, ce que rappelle la contribution d’India Legedanck. Et puis il y a le discours porté par les révolutionnaires kurdes, discours que décode Davide Grasso, nous rappelant que les mots (comme peuple ou Etat) ne recouvrent pas les mêmes réalités là-bas qu’ici, et soulignant la dimension éthique, éducative et pragmatique du projet.

L’émancipation proposée s’adresse ici à toutes et tous, pas à une classe sociale en particulier : le prolétariat industriel (d’ailleurs si peu répandu au Rojava) n’est pas le sujet révolutionnaire. En revanche, la femme est au coeur du processus révolutionnaire : « La libération des femmes est prioritaire à celle de la nation ou de la classe ». Ces mots d’Ocalan, aussi bien icône que leader charismatique4, rappelés par Somayeh Rostampur, en atteste. Réside ici la grande singularité du confédéralisme démocratique : un féminisme radical s’appuyant sur la pensée d’un homme vénéré par toutes et tous au sein du mouvement, et sur laquelle les femmes kurdes peuvent s’appuyer pour imposer des changements profonds.

Il ne s’agit pas d’idéaliser le processus en cours mais d’en souligner les limites et la très grande fragilité qui doivent autant à la situation politico-militaire qu’aux réticences locales au dit projet qui entend remettre en question tous les rapports de domination. Ce livre nous y aide. Et puisque ce projet émancipateur doit énormément à la personne d’Ocalan, une question se pose : pourra-t-il survivre à la disparation de ce dernier ?.


1. Essentiellement le municipalisme libertaire promu par Murray Boockchin.

2. « Graduelisme », article paru dans Le Réveil n°678 (10/1925). On peut le retrouver dans Gaetano Manfredonia, La pensée de Malatesta. Textes réunis et présentés, Editions du groupe Fresne-Antony, 1996.

3. Cette question est remarquablement traitée dans le contexte irakien par Arthur Quesnay (La guerre civile irakienne. Ordres partisans et politiques identitaires à Kirkouk, Karthala, 2021).

4. Ocalan a 73 ans, est enfermé depuis de 20 ans, subissant des conditions de détention s’apparentant à de la torture puisqu’il est privé de tout contact avec l’extérieur. Cette réclusion a renforcé son statut d’icône au sein du mouvement.