Thom Holterman, Anthropologie et anarchie dans les sociétés polycéphales, ACL, 2021.


C’est un signe des temps : la quête d’un autre avenir possible nous fait rechercher des raisons d’espérer dans l’immémorial passé ou dans les us et coutumes de communautés humaines non encore totalement contaminées par le capitalisme et le Progrès. D'où l'intérêt du livre proposé par Thom Holterman, Anthropologie et anarchie dans les sociétés polycéphales, publié par l’Atelier de création libertaire.

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Mais ne nous méprenons pas. L’octogénaire Thom Holterman est un ancien militant du mouvement Provo aux Pays-Bas, mouvement libertaire qui marqua l’histoire sociale néerlandaise par ses happenings, sa modernité et sa radicalité dans les années 19601. Juriste de formation, Holterman ne s’est pas mis en quête de la société idéale sans Dieu ni maître, il ne recherche nullement l’âge d’or. Depuis longtemps, Holterman s’intéresse à la place du droit dans l’anarchisme2, et à celle qu’il pourrait prendre dans une société ou une contre-société désireuse de limiter la coercition.

S’il cite Pierre Clastres, James Scott ou David Graeber3, c’est aux travaux de l’anthropologue Hermann Amborn qu’il se réfère le plus. Amborn a étudié les relations de pouvoir et d’autorité dans certaines communautés de la corne de l’Afrique, sociétés qu’il préfèrent appeler polycéphales (plutôt qu’acéphales), c’est-à-dire sans organe central incarnant l’autorité.
Les relations de pouvoir étant inhérentes à la vie sociale, ces sociétés n’ont évidemment pas aboli les relations asymétriques entre les individus les composant. Sexe, âge, courage, compétences particulières ou charisme jouent un rôle important au quotidien, mais sans que le pouvoir n’échappe pour autant à la société. En fait, écrit Holterman, « la répartition du pouvoir entre plusieurs têtes vise à instaurer et maintenir l’équilibre et à éviter la concentration du pouvoir sur une seule personne », autrement dit à prévenir l’apparition de l’État. C’est pourquoi Pierre Clastres parlait de sociétés contre l’État, et non sans Etat et encore moins précapitalistes4.
D’où l’importance du dialogue pour restaurer l’harmonie et parvenir au consensus. Un dialogue qui fait appel au droit, donc à la mémoire de chacun puisqu’il est souvent non écrit, mais un appel au droit qui ne clôt pas le débat par l’injonction à respecter la tradition. Il n’y a pas de sociétés statiques. Les sociétés polycéphales n’éliminent pas les conflits mais s’efforcent de les surmonter par des voies différentes parce que la solidarité, l’entraide, l’égalité, la justice, la frugalité sont les valeurs éthiques sur lesquelles elles entendent faire reposer le droit et donc la vie commune. Le droit auquel elles se réfèrent peut être vu comme une création spontanée d’une société indivise et qui souhaite le rester. Un droit non-étatique, à la fois rempart contre toute dérive autoritaire dans les sociétés polycéphales, que socle à partir duquel bâtir ici des contre-pouvoirs émancipateurs.

Notes
1 Yves Frémion, Provo. Amsterdam 1965-1967, Nautilus, 2009.
2 Pour approfondir cette question : Réfractions n°6 (2000, De quel droit ? Droit et anarchie).
3 Citons l’incontournable La société contre l’État (Pierre Clastres, 2011), Zomia ou l'art de ne pas être gouverné (James C. Scott, 2013), Pour une anthropologie anarchiste (David Graeber, 2006).
4 Dans un texte posthume (« Les marxistes et leur anthropologie », 1977. Paru dans la revue Libre en 1978), Clastres écrit « Le marxisme doit parler de tout type de société possible ou réelle car l’universalité des lois qu’il découvre ne doit souffrir aucune exception. (…) Pour (les marxistes) la société primitive n’existe que dans la mesure où on la rabat sur cette figure de la société apparue à la fin du 18e siècle, le capitalisme. Avant cela, rien ne compte : tout est précapitaliste. (…) Ca doit être reposant d’être marxiste . Tout s’explique à partir du capitalisme. ». Clastres visait ici les marxistes structuralistes et autres « staliniens » bien plus que Marx lui-même. Pour un nouveau regard sur Marx et l’anthropologie, lire sous la direction de Kolja Lindner, Le dernier Marx, L’Asymétrie, 2019.