Matthias Schindler, Nicaragua (1979-2019). Du triomphe sandiniste à l’insurrection démocratique, Syllepse, 2021.

Pour certains, la répression des mouvements sociaux d’avril 2018 marque le basculement du régime nicaraguayen dans l’autoritarisme. C’est cette analyse que critique Matthias Schindler1 dans son livre : Nicaragua 1979-2019. Du triomphe sandiniste à l’insurrection démocratique (Syllepse).


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Rappelez-vous. En 1979, une révolution chasse du pouvoir Somoza, dont la famille régnait depuis les années 1930 ; un président si kleptocrate qu’il s’était aliéné une bonne partie de la bourgeoisie. Un nouveau régime, celui du Front sandiniste de libération nationale (FSLN), s’installe alors à Managua, promettant un socialisme à visage humain, respectueux de la démocratie ; et il tient en grande partie promesse malgré la guerre que lui mènent les Etats-Unis par guérillas contre-révolutionnaires interposées. En 1990, le FSLN cède le pouvoir à une coalition conservatrice, et il ne le reconquiert qu’en 2007, là encore à l’issue d’une élection démocratique. Mais cette traversée du désert n’en fut pas vraiment une nous dit l’auteur.

Un homme incarne à ses yeux la dégénérescence du sandinisme : Daniel Ortega, le révolutionnaire devenu l’une des plus grandes fortunes du pays. Comment ? Les jours précédant la transmission du pouvoir à l’opposition en 1990, la majorité parlementaire sandiniste a transféré « un grand nombre de propriétés agricoles, de sociétés, d’immeubles et d’actions (qui étaient propriétés de l’État), à des personnes individuelles de confiance appartenant au FSLN », transformant la nomenklatura sandiniste en nouvelle fraction de la bourgeoisie nationale, notamment les neuf commandants historiques du FSLN que l’auteur compare à un « caudillo à neuf têtes ».
Mais cet épisode peu glorieux que l’on appelle au Nicaragua la pinata ne fut que la conséquence de la dégénérescence de l’organisation sandiniste elle-même. Schindler rappelle le fonctionnement autoritaire du front et la faible autonomie dont jouissaient les organisations de base (ce qui favorisait la création d’une bureaucratie), tout comme le fait que les permanents du parti étaient, dès les années 1980, payés sur fonds publics. Corruption, népotisme, clientélisme puis, réforme constitutionnelle permettant à Ortega d’enchaîner les mandats et de conserver ainsi, avec sa clique, le pouvoir.

Cependant Ortega bénéficie encore d’un large soutien populaire car il demeure pour beaucoup d’anciens celui qui a chassé Somoza du pouvoir et humilié les Etats-Unis2, comme Castro naguère. Il a également donné des gages à la hiérarchie catholique en faisant voter une loi interdisant l’avortement ; quant au big business, il sait qu’il peut faire des affaires au Nicaragua… Bref, Ortega a su habilement élargir sa clientèle électorale à des fractions plus traditionnelles et conservatrices de la population. Et comme l’opposition de gauche est incapable de faire son unité, l’autocrate et son épouse, devenue vice-présidente en 2016, n’ont pas d’adversaires à leur mesure.

Jusqu’à quand ? Telle est la question qui se pose depuis le printemps 2018 et cette « insurrection démocratique » qui a vu le pouvoir tirer sur les manifestants, criminaliser les opposants3 et les faire bastonner par les milices du parti. Des centaines de morts, des centaines de prisonniers politiques et des dizaines de milliers de Nicaraguayens ont fui à l’étranger les violences : tel est le bilan de ce printemps sanglant.
« Le pouvoir est maudit » clama un jour une célèbre communeuse. « La chèvre broute là où elle est attachée » nous disent les Camerounais. Pouvoirs politique et économique se nourrissent l’un l’autre, puisque contrôler directement ou indirectement l’État permet aux élites d’accumuler du capital ou d’en gérer l’accès. Cet épisode nous le rappelle encore.

Notes :
1. Cet ouvrier allemand et militant anti-impérialiste participa à la première brigade allemande envoyée au Nicaragua en 1983-1984.
2. Le nationalisme et l’anti-américanisme sont au coeur de la rhétorique ortéguiste. Il faut dire que la politique impérialiste des Etats-Unis l’y aide beaucoup.
3. Qui ne sont évidemment que les alliés objectifs des impérialistes américains.