Jean-Baptiste Dumay
Un fief capitaliste, Le Creusot
Le Coquelicot, 2021.

En ce jour de juin 1881, lors du congrès du Parti ouvrier1, Jean-Baptiste Dumay monte à la tribune. Ce militant ouvrier devenu élu socialiste vient y délivrer un rapport qui, une fois édité, prendra le nom d’Un fief capitaliste, Le Creusot. Les éditions du Coquelicot lui redonne vie aujourd’hui, en y adjoignant une utile préface et une biographie de Dumay dues à l’historien Yves Meunier2.

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Entre le Creusot et Dumay, c'est une longue histoire. Qui dit fief dit seigneur, et au Creusot, l’incontesté seigneur a le visage d’une famille : les Schneider. Et quel seigneur !
Dans la France républicaine d’alors, Schneider a trois visages : celui du bâtisseur d’empire industriel, du fieffé réactionnaire et celui du patron paternaliste, autoritaire comme il se doit mais soucieux de ses gens. C’est à cette dernière image que Dumay s’attaque en dévoilant la façon dont Schneider organise sa domination politique, économique et social sur le territoire. Et la charge est aussi rude que l’ennemi est puissant !

Ce à quoi s’attaque Jean-Baptiste Dumay, c’est à un Etat dans l’État, un Etat d’une telle puissance qu’elle pousse Dumay à écrire que Le Creusot, ville de 26000 habitants « n’a pas de mairie et pas d’école » puisque presque tout est entre les mains de la dynastie.
Et pour régner, La famille Schneider peut compter sur tout un réseau d’alliés et de courtisans. Il y a bien sûr l’église et ses aumôniers qui veillent à ce que la masse ouvrière ne s’égare pas. Il y a les employés (dessinateurs et autres comptables) qui, jouissant de quelques privilèges, servent à l’occasion de garde-chiourmes prêchant la bonne parole patronale. Il y a surtout une telle omnipotence que toute dissidence est risquée. L’ouvrier récalcitrant, contestataire risque évidemment le renvoi mais aussi le bannissement puisque Schneider contrôle une grande partie de l’activité économique du territoire ; quant au marché locatif, il en est le principal bailleur. Le commerçant et l’artisan critiques ont de fortes chances de se voir mettre à l’index, de perdre ainsi la possibilité de travailler pour Schneider ou de voir leur clientèle les fuir pour éviter eux-mêmes d’être stigmatisés. Le Républicain ? La discrétion est requise parce que chez les Schneider, on est monarchiste ! Bref, il faut rester dans les bonnes grâces du seigneur des lieux ; ou plus précisément, toute la famille doit se plier à cette règle car, écrit Dumay, « il n’est pas rare que toute une famille soit renvoyée des ateliers parce qu’un fils ou un frère a voulu secouer le joug. »

Et quel joug ! Dumay évoque des conditions de travail effrayantes auxquelles sont soumis les prolétaires des deux sexes, les cingleurs, lamineurs, puddlers ou laveuses de charbon. Il parle aussi de ses amendes qui pleuvent sur les mineurs, amendes qui servent à abonder la si généreuse caisse de secours aux malades et blessés mise en place par la direction, symbole de la générosité patronale.

Outre sa description du « système Schneider », ce rapport de Dumay est important parce qu’il précède de quelques mois l’apparition dans le bassin minier de La Bande noire dont les pratiques d’action directe et l’esprit anarchisant vont marquer le bassin houiller de Saône-et-Loire jusqu’à son démantèlement par la police en 1885. C’est à coup de dynamite que ce groupe se faisait entendre, au grand dam d’un Dumay qui ne vît en eux que des provocateurs à la solde des Schneider chargés de briser la vague socialiste montante. Sa dénonciation sans fondement de La bande noire le poussa prestement à quitter la région et à rallier Paris où il fit carrière dans la politique. C’est en effet moins risqué.

Notes
1. Plus exactement il s’agit du congrès ouvrier régional de la région de l’Est.
2. On lui doit La Bande noire. Propagande par le fait dans le bassin minier (1878-1885), L’Echappée, 2017.