Frédéric Viguier
La cause des pauvres en France
Presses de Sciences Po, 2020

Dans un livre demeuré célèbre (L’individu contre l’État, 1884), l’austère philosophe anglais Herbert Spencer appelait ses concitoyens à se méfier de leurs élans compassionnels et les enjoignait de ne pas plaider pour que l’État prenne en charge la misère sociale. Car le pauvre peut être « déméritant », sa déchéance n’étant alors que la conséquence de son imprévoyance. Il y avait également le risque que la solidarité organisée fasse émerger un monstre bureaucratique et budgétivore : l’État-providence, avec ses fonctionnaires toujours trop nombreux et ses impôts toujours trop élevés.
Herbert Spencer et son darwinisme social n’apparaissent pas dans le livre dense du sociologue Frédéric Viguier, La cause des pauvres en France, publié par les Presses de Sciences Po. Cependant, son ombre plane…

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L’auteur s’intéresse principalement à l’association ATD Quart-monde, fondée à la fin des années 1950 par le père Joseph Wresinski, personnage aussi charismatique que virulent dans sa défense des pauvres ; des pauvres qui ne peuvent se réduire à l’image du travailleur sans emploi et mal-logé défendu par le PCF ; des pauvres qui échappent à la Sécurité sociale ; des pauvres qui ne sont pas tombés dans la pauvreté, victimes des aléas de la vie, mais qui y sont nés : comme le souligne le sociologue Jean Labbens, « les déchéances sont plus que rares : la misère est un lieu fermé, plus fermé sans doute que celui de la haute aristocratie » ; des pauvres qui ont développé une « culture d’exclus du monde moderne ». Il faudrait donc bien plus qu’une politique axée sur le plein-emploi et le développement du logement social pour en finir avec cette misère-là.

Pour défendre le quart-monde, les structures liées au catholicisme social trouvent des relais au sein de la classe politique et, chemin faisant, remettent en question les us et coutumes des associations caritatives. La « cause des pauvres » s’institutionnalise. Frédéric Viguier nous met ainsi dans les pas de René Lenoir, haut-fonctionnaire catholique et humaniste, qui prend à bras-le-corps cette question de la misère et plaide pour un lien fort entre Etat et associations caritatives, à condition que celles-ci soient efficaces. Car dans la France giscardienne et libérale, il faut faire bon usage du « pognon de dingue » destiné aux pauvres. Des associations prennent ainsi le virage de l’institutionnalisation1, d’autant que la crise s’accroît, jetant dans la pauvreté une fraction non négligeable des classes populaires. Le pauvre devient « l’exclu », le monde du caritatif est bouleversé, et pas uniquement par l’inflation du nombre de travailleurs sociaux impliqués dans la correction des maux provoqués par les politiques néo-libérales. L’heure est à la gestion de l’urgence plus qu’à l’action curative de long terme, tandis que des voix spenceriennes se font de plus en plus entendre : derrière le pauvre à remettre au travail, se cacheraient l’assisté, le profiteur, le fraudeur ; pas d’aide sociale sans contrôle social et discours moralisateur. De nouveau, au grand dam des associations investies dans la lutte contre la misère, la pauvreté est en partie niée comme problème structurel, liée au capitalisme et aux inégalités sociales et discriminations qu’il produit ; elle redevient une affaire individuelle et renvoie les victimes à leurs incapacités personnelles… ou à leur refus de traverser la rue pour trouver un travail. Bilan amer donc, mais n’oublions pas que certains amortisseurs sociaux (RMI, couverture santé), indispensables à la survie de beaucoup, doivent beaucoup à la pugnacité des « avocats des pauvres ».

Il faut lire le livre de Frédéric Viguier, nous seulement par ce qu’il nous apprend sur l’histoire d’ATD Quart-monde et plus largement sur celle du caritatif, mais aussi pour mieux mesurer l’influence des réseaux catholiques dans la machine techno-bureaucratique et leur responsabilité dans la mise en place des dispositifs de solidarité nationale dont le haut-fonctionnaire sarkozyste et ancien président d’Emmaüs-France Martin Hirsch en est le plus beau représentant.

Note :
1. Sur cette problématique, lire Jean-Pierre Le Crom et Jean-Noël Retière, Une solidarité en miettes. Socio-histoire de l’aide alimentaire des années 1930 à nos jours, PUR, 2018.