Trois personnalités majeures émergèrent du socialisme italien pour donner naissance au Parti communiste d'Italie : Palmiro Togliatti, Antonio Gramsci et Amadeo Bordiga. Le premier est passé à la postérité comme chef de l'Internationale communiste, stalinien convaincu qui sut prendre ses distances avec l'appareil soviétique après la mort du Géorgien moustachu. Le second, qui a connu de longues années de réclusion sous le fascisme, fut l'auteur d'une masse imposante d'écrits théoriques (dont les célèbres Cahiers de prison) et de concepts qui connaissent une seconde jeunesse depuis les années 1970 et sont devenus une source importante pour de nombreux chercheurs en sciences sociales. Et enfin, il y a Bordiga, « le plus grand dirigeant du communisme italien » selon les auteurs, tombé aujourd'hui dans l'oubli ; Bordiga, l'homme qui osa dire non. Et ils furent rares ceux qui osèrent dire non à la fois à Lénine et à Staline.

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Bordiga ne croyait pas à l'effondrement rapide du capitalisme à l'Ouest, condition sine qua non pour Lénine de la non dégénérescence rapide de la Révolution russe. Convaincu que la Révolution n'éclaterait pas en Allemagne et que le mouvement ouvrier européen était entré dans une phase de reflux, Bordiga plaidait pour la constitution de partis disciplinés, fondés « sur de solides bases programmatiques », et non sur des organisations de masse, « attrape-tout », rassemblement hétéroclite de révolutionnaires sincères, de réformistes en rupture de ban… Il critiquait également avec force le mot d'ordre de gouvernement ouvrier et paysan, le recours au parlementarisme pour faire avancer la cause du prolétariat, la bolchevisation des partis communistes (notamment leur structuration à partir des cellules d'entreprises), la tactique du front unique ou encore la mainmise du parti russe sur l'Internationale. Cette dernière question devint centrale à mesure que les partisans de Staline devenaient hégémoniques au sein du Parti communiste d'Union soviétique et que l'idée du « socialisme dans un seul pays » et de la nécessité de sa défense coûte que coûte pénétraient bien des têtes. Il revînt à Bordiga le « gauchiste », le « sectaire » de défier publiquement Joseph Staline lors d'une réunion de l'Internationale communiste en 1926.

Que faire de Bordiga (et, plus largement, de tous ces militants aguerris acquis à ses thèses) ? Telle est la question qui se posent à la fois à Gramsci et Togliatti dès 1923. Comment circonscrire sa capacité de nuisance ? En l'excluant ou en l'obligeant, par discipline, à prendre place dans le cercle dirigeant et à se rendre ainsi comptable de l'évolution du parti, rôle que Bordiga se refusait à jouer ? Le fascisme ne leur accorda de fait peu de temps de réflexion. Comme tant d'autres, dont Gramsci (mais pas Togliatti, en poste à Moscou), Bordiga fut mis en prison puis en relégation. Peregalli et Saggioro parlent longuement de ces tout aussi longues années de prison à ciel ouvert, des relations humaines, chaleureuses qui se nouent entre condamnés avant que le stalinisme triomphant transforme tout opposant en hitléro-trotskyste, agent de l'impérialisme, traître à la classe ouvrière. Bordiga « l'indiscipliné », le « fractionniste » fut même traité d'anarchiste et d' « agent dissimulé du fascisme » !

Les staliniens de la Botte menèrent un combat sans relâche contre Bordiga (et le bordiguisme) alors même que celui-ci s'était mis en retrait de toute vie politique active, considérant que les temps étaient « contre-révolutionnaires » et ne laissaient aucun espoir de révolution communiste ; un retrait dont se servirent sans vergogne les staliniens pour appuyer leur thèse du reniement et de la trahison. Pourquoi s'acharner ainsi contre un ancien leader devenu un « fantôme » ? Parce que ses idées continuaient à irriguer une partie du mouvement révolutionnaire italien, tout simplement.