Essayons de décrypter ce qu'il veut dire par là. Veut-il nous indiquer que les salariés directement concernés par le projet de loi y sont favorables ? Je n'ose le penser pour au moins deux raisons. La première est comptable : si l'on en croît les sondages, les habitants de ce pays sont massivement opposés à ce projet qui leur apparaît comme une nouvelle fragilisation de la condition salariale. La seconde est structurelle : l'adaptation du salariat à l'ordre néolibéral du monde s'est payée d'une fragmentation dudit salariat en statuts divers et concurrents, ce qui a renforcé l'atomisation sociale, la désyndicalisation, fait reculer la conscience de classe et le recours à la défense collective des intérêts. Tout le monde connaît dans son entourage des travailleurs en CDD, en intérim qui craignent de perdre leur gagne-pain si d'aventure ils se syndiquent, font grève et manifestent. Et bien souvent, ils ont raison : dans un contexte de chômage de masse, les salariés interchangeables sont pieds et poings liés ; quant au patronat, il ne supporte les syndicats qu'à la condition qu'ils soient « responsables », autrement dit dociles, et acceptent le rôle de courroie de transmission entre les salariés et les desiderata des directions d'entreprise. Ecoutez Alain Supiot, éminent spécialiste du droit du travail que l'enthousiasme de la CFDT pour la présente loi n'a guère convaincu écrit ceci : « Cette réforme vise à affaiblir d’un même pas la force obligatoire de la loi et celle des contrats individuels. Cela au profit d’une norme collective d’entreprise, permettant la mobilisation maximale des salariés au service des objectifs définis par l’employeur. On passe ainsi d’un ordre régi par des lois (étatiques ou contractuelles) fixant à l’avance les obligations de chacun, à un ordre régi par des liens, dans lequel ces obligations peuvent fluctuer en fonction des objectifs de l’entreprise, tels que définis par l’employeur. Ce glissement est tout à fait typique de la résurgence des liens d’allégeance, telle qu’elle se manifeste non seulement dans le rapport salarial, mais aussi dans les rapports entre entreprises donneuses d’ordre et sous-traitantes ou encore entre les institutions financières internationales et les États les plus faibles. Dans tous les cas, on attend de la partie dominée qu’elle réagisse en temps réel aux signaux qu’elle reçoit, pour atteindre les objectifs fixés par la partie dominante. »

La faiblesse réelle des mobilisations dans le secteur privé, notamment dans les PME, puise sa source dans l'état déplorable du rapport des forces au sein des entreprises, dans l'incapacité des organisations syndicales à s'y implanter durablement et dans un climat général qui pousse à la résignation ; en tout cas certainement plus que dans une supposée acceptation de la loi El Khomri. C'est en ce sens que le fameux article 2 de la loi El Khomri est dangereux. Redonner du pouvoir à la négociation d'entreprise dans un contexte aussi dégradé, où, au nom de la compétitivité, on demande aux salariés de faire une croix sur certaines de leurs conquêtes sociales, cela ne peut que difficilement donner du mieux-disant social.

Mais nous pouvons aussi avoir une autre lecture de cette déclaration de Laurent Berger. Considérant qu'il est favorable à la loi, on peut donc sans nul doute penser qu'il déplore le fait que les « blocages viennent de salariés et d'agents qui ne sont pas concernés par le projet de loi. » En d'autres termes, si ma lecture est juste, et je crains qu'elle ne le soit, Laurent Berger condamne la solidarité active entre travailleurs ! Alors que l'histoire internaitonale du syndicalisme n'est en fait que l'histoire d'une lutte acharnée pour que les exploités dépassent les corporatismes grégaires, jettent aux oubliettes les rivalités de métiers ; alors qu'en France, cette lutte est passée par la construction des bourses du travail, outils élémentaires de solidarité entre travailleurs, par le renforcement des structures interprofessionnelles, on pourrait s'attendre à ce qu'un syndicaliste applaudisse au contraire cette démonstration de conscience de classe, de fraternité et de sororité ! Il pourrait même la saluer tout en regrettant qu'elle se manifeste à propos d'un « projet de loi (qui) porte désormais, dixit la CFDT, la vision d'un nouveau contrat social nécessaire pour construire du progrès social dans un monde qui bouge. » Alors que le patronat, la droite politique, les médias et une fraction de la gauche ne perdent jamais une occasion d'opposer les « privilégiés » du public, surprotégés, aux forçats du privé, exposés à la concurrence, j'aurai apprécié que Laurent Berger ne sous-entende pas que si les fonctionnaires et autres travailleurs à statut public s'occupaient de leurs oignons, l'affaire aurait été réglée depuis longtemps...