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Il n'aura échappé à personne que la mise au rencart ou l'effritement des différents filets sociaux de protection a réduit la capacité des Etats à répondre aux revendications portées par les mouvements sociaux dans un contexte de crise économique mondiale. Parallèlement, au démantèlement de l’État social a répondu le développement de l’État carcéral, autrement dit la pénalisation du pauvre et de ses comportements déviants. Pénalisation des classes populaires mais également criminalisation de celles et ceux qui refusent l'ordre capitaliste du monde et sa logique mortifère pour les « exclus » de la mondialisation.

La sociologue et militante Lesley J. Wood s'est donc penchée sur le berceau sécuritaire nord-américain. Elle énumère toutes les nouvelles armes mises à disposition des forces de l'ordre pour contenir et maîtriser les manifestants : lacrymogènes, taser, gaz poivre, grenades incapacitantes, canon à eau, mais aussi les nouvelles tactiques à l'oeuvre : encerclement, rafles, infiltrations, arrestations préventives reposant sur un profilage des manifestants, etc… Nous assistons à une militarisation du maintien de l'ordre, à la robocopisation du CRS et à la volonté de neutraliser stratégiquement ceux qui descendent dans la rue pour y contester l'ordre établi. Elle souligne le développement du marché de la sécurité publique et privée, la prolifération des experts en tous genres, comme notre Alain Bauer national. Elle note également la volonté de la police, en tant qu'institution, de tirer son épingle du jeu dans un contexte économique marqué par la compression des dépenses publiques. Moins le gâteau est conséquent et plus il faut se battre pour en conserver une bonne part. La culture du résultat ne connaît pas de frontières. Les organisations policières sont donc « en quête de légitimité et de ressources, engagées dans la défense de leur pouvoir à l'intérieur d'un système instable. » C'est tout cela qui concourt à neutraliser stratégiquement le dissidence sociale parce que celle-ci est perçue comme une menace pour le statu-quo.

Le hasard a voulu que je lise, parallèlement à cet ouvrage de Lesley J. Wood, le livre excellent que Samuel Hayat a consacré à la révolution de 1848 en France. Une révolution qui naît en février et meurt en juin. Une révolution qui naît et meurt sur les barricades et dans l'odeur de la poudre. En février, le peuple de Paris joue un rôle fondamental dans la chute de la Monarchie de juillet et la proclamation de la République. En juin, sa liquidation physique par la bourgeoisie parvenue au pouvoir grâce à lui signe la mort d'une certaine Idée de la République. Car en quatre mois, deux camps se sont affronté par les mots, par la plume puis par les armes : ceux qui considèrent que la République est un régime et ceux qui considèrent que la République est un projet révolutionnaire ; les premiers célèbrent les urnes et l'électeur-roi, délié, libéral, les seconds célèbrent l'action de classe et le travailleur-citoyen, bien conscients que la République qui émerge est entre les mains des la nouvelle aristocratie : celle de l'argent. Samuel Hayat écrit : « Les journées d'émeutes du 23 au 26 juin 1848 constituent une rupture dans l'histoire de l'idée de République au 19e siècle (…). Elles marquent l'événement fondateur de la République comme règne de l'élection, et parallèlement le refoulement, voire la forclusion, d'une certaine interprétation de la République. »

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Je ne sais si Lesley J. Wood considérerait que les répressions féroces des Quarante-huitards ou des communards de 1871 sont des formes de « neutralisation stratégique », mais osons le parallèle. En 1848 comme aujourd'hui, il y a deux idées fortes qui sont portées, défendues par le pouvoir en place. La première est que ce n'est pas la rue qui doit gouverner mais la représentation nationale. La seconde est que la seule légitimité est celle qui sort des urnes, quand bien même le jeu électoral n'intéresse qu'une partie de la population, quand bien même l'électeur est à cent lieues de l'idée que s'en faisait le vieux Thucydide : « Un homme ne se mêlant pas de politique mérite de passer, non pour un citoyen paisible, mais pour un citoyen inutile. »

Aujourd'hui, dans nos démocraties, la manifestation, comme la grève, sont présentées par les décideurs et nombre d'acteurs comme des formes normales, traditionnelles mais foncièrement has-been de l'expression politique et sociale. Ils leur préfèrent le jeu parlementaire et la négociation entre partenaires sociaux responsables à la représentativité sanctifiée par les urnes. En d'autres termes, s'il est constitutionnel de descendre dans la rue, il n'est pas question que cet envahissement de l'espace public soit perturbateur et décisif pour la prise de décision, car ce n'est pas au mouvement social de dicter sa loi à la représentation nationale et au gouvernement.

A chaque mouvement social d'ampleur, les mêmes mots reviennent dans la bouche de l'oligarchie qui gouverne : une partie du peuple s'est exprimée dans la rue, elle fut entendue mais sa voix ne saurait couvrir celle de la majorité silencieuse (comprendre le « vrai peuple », celui qui travaille et vote) ; il est temps que l'ordre revienne afin de ne pas laisser l'expression citoyenne dégénérer ; il revient au gouvernement, fort de sa légitimité démocratique, de signer la fin de la récréation et ce faisant, de remettre à leur place et de mater celles et ceux qui prétendent incarner le peuple.