Nous aurions pu en rester là. La colère ouvrière s'est exprimée avec plus de radicalité que d'ordinaire, l'ordre est revenu, ne soufflons plus sur les braises. Mais non, c'est le parquet qui a décidé de châtier deux ans après les faits ceux qui avaient osé dépasser les bornes, celles qui séparent le dialogue social de la délinquance en bleu de chauffe. La Justice étant indépendante comme nous le savons tous, nous ne devons pas voir derrière cette décision la main machiavélique d'un pouvoir délégitimé cherchant à faire peur à celles et ceux qui, lassés par sa politique de complaisance envers le patronat, pourraient être amenés à aller au-delà du convenable et à illustrer par les actes que la grève n'est pas une simple suspension du travail mais un acte de guerre, comme le clamait jadis Georges Sorel.

La Justice est indépendante, elle n'agit pas sur ordre. Dans l'article 30 de la loi du 25 juillet 2013, il est écrit clairement que le ministre de la Justice ne peut adresser au juge « aucune instruction dans des affaires individuelles. » Dont acte.

La Justice est indépendante, d'accord, mais les juges, eux, ne sont pas hors du temps. Ils ont des opinions, des sentiments, des convictions. Ils doivent, j'imagine, considérer comme la ministre du Travail, Myrian El Khomry que « la séquestration et la violence sont inacceptables (et qu')elles ne font pas partie des outils du dialogue social », même si, évidemment, on peut comprendre « la désespérance des salariés qui ont été licenciés. »
Le désespéré doit donc savoir raison gardé ; ou plutôt, le désespéré doit se faire une raison. Confronté à un patron voyou, le désespéré ne doit pas réagir comme un voyou mais faire confiance au dialogue social. Qu'importe si le dialogue social s'apparente à un dialogue de sourds. Qu'importe si la multinationale n'en a strictement rien à faire de quelques centaines de prolétaires puisqu'elle peut les remplacer par d'autres centaines de prolétaires, ailleurs sur la planète ; des prolétaires moins chers, plus dociles, du moins durant quelque temps car il semble bien que les exploités d'ailleurs apprennent vite à se battre et à revendiquer.
Travailleur de France, un peu de patience : quand le patronat ne pourra plus pressurer le pauvre bougre chinois, indien, laotien, vietnamien, bangla-deshi, que sais-je encore, à un tarif rentable à ses yeux, il sera bien obligé de revenir chez nous ! Je plaisante, of course. Quand une entreprise se relocalise ici, fuyant l'atelier du monde chinois, elle ne le fait qu'au prix d'un fort investissement en machine capable de remplacer le travail humain. Le rêve de tout industriel est d'être à la tête d'une entreprise qui marche sans bipèdes.
Dans le monde de l'entreprise capitaliste, le travailleur est un pion interchangeable qu'on affuble du nom de collaborateur pour flatter son ego et lui faire croire qu'il compte. Mais il ne compte pas, pas humainement, seulement d'un point de vue comptable.

Depuis plusieurs années, les élites sentent bien qu'une fraction de la population refuse de se laisser faire et de passer sous les fourches caudines du dialogue social ou du cirque citoyenniste institutionnel où l'important est de participer et de signer à la fin. Cette fraction de la population sait bien que tout cela est une farce. Rappelez-vous les propos de Jacques Auxiette ancien président du conseil régional des Pays de la Loire à propos de l'Aéroport de Notre-Dame-des-Landes. Il a mis en place une commission, non pour ré-examiner sur le fond le projet, mais pour nous faire comprendre, à nous pauvres incultes, à quel point nous avions tort de nous y opposer. C'était grotesque autant qu'abject mais illustrait bien que pour l'oligarchie qui nous gouverne le dissensus est avant toute chose un problème lié à une mauvaise communication. C'est pour cela qu'elle envoie ses garde-chiourme frapper à l'occasion quelques crânes pour y faire entrer de saines idées.

Beaucoup de gens sont déboussolés, ne savent plus à quel saint se vouer, deviennent aigris, grégaires, désertent le politique ou applaudissent les bonimenteurs qui leur parlent de grandeur nationale, qui leur désignent du doigt les coupables, la cinquième colonne, les profiteurs. Les gens votent sans passion, sauf peut-être à l'extrême-droite. Ils font leur devoir comme on allume le poste le soir : parce qu'il faut bien faire quelque chose. Parallèlement, depuis plusieurs années, la désobéissance civile se développe tout comme des pratiques d'action directe qui, précisons-le, n'impliquent nullement le recours systématique à une forme de violence quelconque. On retrouve là des formes de conflictualité qui avaient cours largement dans la décennie qui a suivi 1968. Certains imaginent à travers leurs luttes d'autres façons de vivre et produire, bousculent les conventions, imaginent, dérangent le ron-ron de la démocratie représentative. C'est balbutiant, polyphonique ? Tant pis ou plutôt tant mieux.

La justice est indépendante et elle fait bien son travail. Elle punit les faibles pour leur apprendre les bonnes manières et indiquer aux autres le chemin à ne pas suivre. La contestation sociale ne saurait entraver la bonne marche des affaires. Les camarades socialistes Valls et Macron peuvent dormir sur leurs deux oreilles : l'ordre règne, Jaurès sent le formol et les confédérations syndicales ne semblent guère disposer à faire autre chose que de la condamnation morale. Jusqu'à quand ? Telle est la question.