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On a beaucoup écrit sur l'armée algérienne, ses services secrets, son art de la manipulation. Certains considèrent même que les groupes islamistes les plus violents qui ont sévi sur le territoire sont ses créatures. Lahouari Addi n'évoque pas cela. En revanche, il s'intéresse à l'histoire du Front de libération nationale et notamment à sa tendance la plus militariste, soulignant à quel point celle-ci ne s'est guère embarrassée de sentiments pour accaparer le pouvoir et d'une certaine façon le partager avec les nationalistes les plus religieux. D'idées, le FLN n'en avait pas ou peu, sinon la nécessité d'accéder à l'Indépendance, autrement dit au pouvoir, autrement dit à la richesse.

La crise sociale qui explose à la fin des années 1980 et va provoquer la montée en puissance de l'Islam politique atteste de la faillite de l’État-FLN qui a puisé tant qu'il a pu dans la rente pétrolière pour acheter la paix sociale. Tant que l’État-FLN eut la capacité de redistribuer de la richesse, il se maintînt à flot ; quand il ne l'eût plus, alors tout s'effondra. L'Indépendance devait apporter la paix, la justice, la dignité, la prospérité ; elle a enrichi une minorité et fait de l'immensité du peuple des assistés sociaux… de moins en moins assistés. Pour Lahouari Addi, la montée en puissance du Front islamique du salut est la conséquence de cette rupture entre le peuple et la nomenklatura. Mais il va plus loin. Pour lui, le peuple algérien a choisi le Front islamique du salut comme porte-voix de sa colère pour plusieurs raisons. Tout d'abord parce qu'il ne voulait pas de la « démocratie », ce produit d'importation occidental qui se traduit concrètement par un abandon par l’État de ses missions redistributrices. Ensuite, parce qu'il attendait que ce soit les principes moraux, religieux, et non le droit, qui règlent le fonctionnement de la société : « Le citoyen aspire à limiter l'absolutisme des dirigeants, et les islamistes proposent de le limiter par la crainte de Dieu ». « A bien des égards, nous dit l'auteur, le FLN est le père du FIS ». Toutes deux sont des forces populistes, sans véritable programme sinon un nationalisme exacerbé, une mystique du peuple uni et que rien ne doit diviser ; d'où leur faible appétence pour la démocratie représentative, autrement dit la reconnaissance de la division en classes antagonistes de la société, le multipartisme et l'alternance politique. L'échec du FLN et la puissance du FIS attestent pour l'auteur de « l'incapacité de la société algérienne à penser, à imaginer un projet moderne en articulation avec son passé, sa culture et sa religion. »

Pour Lahouari Addi, qui considère que l'Islam politique est un cri de révolte et une quête de justice sociale, l'interruption du processus électoral par l'armée fut une erreur car le Front islamique du salut, cet « avatar de la modernité », se serait désagrégé « une fois arrivé au pouvoir, parce que ce qui unit ses militants est une position contre le régime en place et non pour un projet défini ». Eternel dilemme : peut-on accepter de confier le pouvoir politique à une force qui ne le conçoit qu'absolu et lui faire confiance pour accepter ultérieurement le verdict des urnes ? On sait ce qu'il advint de l'Algérie dans la seconde moitié des années 1990, autrement dit postérieurement à la sortie de ce livre. L'armée est parvenue à ramener dans son giron l'aile modérée de l'Islam politique, et faire en sorte que les islamistes se fassent la guerre entre eux ; elle est parvenue également à installer au pouvoir un homme-lige, Abdelattif Bouteflika, qui, extrêmement diminué, siège toujours à Alger, en 2015. Mais une fois décédé, que se passera-t-il ? L'armée acceptera-t-elle une « démocratisation du système » qui ne se traduirait pas par le « renouvellement de l'élite dirigeante dans un système de pouvoir où elle aurait la prééeminence » pour le dire avec les mots de Lahouari Addi ? Ou bien les Algériens sont-ils condamnés à vivre, toujours, sous la férule des militaires affairistes ?