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René Berthier ne cherche pas à défendre ou excuser le vieil anarchiste russe qui sera traité de fou par Staline et de sénile par Trotsky. Il nous aide à mieux comprendre ce qui poussa une poignée de libertaires à se faire les avocats d'un camp, et à repousser même toute idée de paix au motif que celle-ci se ferait au bénéfice de l'Allemagne, militairement en position de force en cette année 1916.

Pour Kropotkine, qui est au crépuscule de sa vie, la France et l'idéal révolutionnaire ne font qu'un. Il s'est passionné pour la Grande Révolution de 17892, il a adhéré à la Première Internationale au lendemain de la Commune de Paris. Défendre la France ne veut pas dire défendre l’État français et sa politique impérialiste, mais défendre l'idée même d'émancipation individuelle et collective, idée qui coulerait dans les veines latines du peuple français3. Car se dresse face à cette France fantasmée, l'incarnation du Mal : l'empire allemand, son militarisme, son cléricalisme, son féodalisme.

René Berthier a raison de souligner que dans l'analyse des rapports entre puissances et pays, Kropotkine n'est pas très éloigné des idées développées jadis par Marx et Engels. Ces derniers parlaient de nations historiques et non-historiques, ces dernières étant vouées à disparaître par la loi mécanique de l'histoire4 ; et souvenons-nous des propos du grand Karl, souhaitant en 1870 que la France de Napoléon III soit vaincue par l'Allemagne de Bismark, condition sine qua non pour assurer l'hégémonie du socialisme discipliné allemand sur l'esprit latin animant le socialisme français.

Second élément fondamental qui pousse Kropotkine et ses amis à intervenir : les rapports de force au sein du mouvement socialiste international. René Berthier consacre de longs et bienvenus développements à la politique de la Deuxième Internationale, sur les positions antimilitaristes défendues par la CGT d'alors, mais aussi sur l'attitude des socialistes français, notamment de Jean Jaurès. Un Jaurès qui semble croire jusqu'au bout à la volonté et à la capacité de la si puissante social-démocratie allemande d'empêcher l'éclatement de la guerre. Il n'est pas le seul, même Lénine peinera à croire que les députés socialistes aient pu voter les crédits de guerre…
Kropotkine est sans illusion, et depuis longtemps, sur la nature profonde de la social-démocratie allemande. Il sait ce qui se cache derrière la phraséologie révolutionnaire qu'elle peut développer. Depuis plus de deux décennies, les sociaux-démocrates allemands ont tout fait pour marginaliser les libertaires en les jetant hors de la Deuxième Internationale, de même qu'ils se sont évertués à ne pas afficher clairement ce que le mouvement socialiste devrait faire en cas de conflit mondial ; car de la grève générale, ils n'en veulent pas !
Pour Kropotkine, le socialisme allemand est chauvin, nationaliste et il est parvenu à entraîner dans son sillage la grande majorité de la classe ouvrière. Non, définitivement, pour l'anarchiste russe, le peuple allemand n'est pas fait pour la Révolution !

Les léninistes ont bien évidemment utilisé ce Manifeste des Seize comme preuve de l'inconsistance théorico-pratique de l'anarchisme. Ce faisant, en bons politiciens, ils oubliaient opportunément qu'une année auparavant d'autres anarchistes avaient publié un texte, « L'Internationale anarchiste et la guerre », qui proclamait haut et fort que le devoir des révolutionnaires était de faire la Révolution et non de se ranger derrière la bannière de la bourgeoisie la moins réactionnaire, point de vue qui sera très largement celui défendu par les libertaires d'ici et d'ailleurs. Les Seize furent et restèrent minoritaires...

Notes
1. En fait, seuls quinze personnes le signèrent, le seizième nom, Husseindey, n'étant que le nom de la ville d'un des signataires.
2. Pierre Kropotkine, La Grande Révolution 1789-1793, Ed. du Monde libertaire, 1989.
3. Dès 1905, dans un article intitulé Antimilitarisme et révolution, Kropotkine écrit : « La France marche à la tête des autres nations dans la voie de la révolution sociale (…) un nouvel écrasement de la France (nota : par le militarisme allemand) serait un malheur pour la civilisation ».
4. Lire à ce propos Miklos Molnar, Marx, Engels et la politique internationale, Gallimard, 1975.