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Autant l'avouer, je n'ai jamais lu un livre de Gary Becker. D'ailleurs je ne sais même pas si ses travaux sur le capital humain par exemple ont été traduits en français… Je sais juste que Gary Becker était l'un des chefs de file de ce courant fort libéral pour qui les individus, vous comme moi, étaient des êtres extrêmement rationnels, de cette rationalité qui fait de nous, non pas des êtres de chair et de sang, non pas des amoureux fous de la liberté, mais des homo oeconomicus, des « hommes économiques ». Car pour Gary Becker et ses amis, nous ne sommes guidés que par une chose : l'utilité que nous procure nos actions. Becker s'est fait connaître par ses théories sur les criminels : un criminel commet un acte délictuel parce qu'il a calculé que le bénéfice qu'il pouvait en tirer était supérieur au risque encouru. Il en concluait que le durcissement des peines était la seule façon de venir à bout de la délinquance. Aux Etats-Unis, des récidivistes purgent ainsi de lourdes peines de prison pour des vols de rien du tout, en application de la « loi des trois coups ». Jerry Dewayne Williams, fut ainsi condamné à 25 ans de prison par un tribunal californien pour le vol d'une part de pizza, car il avait été condamné auparavant ­pour vols ou possession de drogues.

Nous étions donc, pour Becker et compagnie, des êtres égoïstes et calculateurs. Nos comportements étaient ceux du consommateur qui, devant deux marchands de fruits et légumes, choisit celui qui propose le meilleur rapport qualité/prix, en toute connaissance de cause. Or, nous ne prenons jamais de décision en toute connaissance de cause, car nous ne sommes pas omniscients.
Nous ne sommes pas des êtres égoïstes et calculateurs. Nous pouvons l'être parfois. Certains le sont souvent. Mais la plupart du temps, nos comportements d'êtres sociaux sont davantage marqués par notre héritage et notre panurgisme que par notre soi-disant rationalité.

L'utilité n'explique pas grand-chose et l'homo oeconomicus est, pour reprendre l'expression de Pierre Bourdieu, un « monstre anthropologique. » Becker ne fait pas de la science, il fait de l'idéologie. En rendant chacun responsable de ses actes, donc de sa destinée, il a participé de ce grand mouvement réactionnaire visant à liquider les Etats-providence, à justifier les inégalités sociales et à stigmatiser les pauvres. Comme l'écrit le sociologue François Dubet, « la lutte contre les inégalités suppose un lien de fraternité préalable » ; or, dans un monde d'homo oeconomicus narcissiques et seulement préoccupés de leur intérêt personnel, l'un des piliers de l'idéal républicain français, la fraternité, devient accessoire, ou plutôt s'accommode fort bien de la relégation hors de son univers de ces pauvres, de ces inadaptés produits par le développement capitaliste, et « plus l'on croit que le mérite est récompensé dans la société où l'on vit (…), plus on pense que les inégalités sociales sont acceptables. » (François Dubet)