Le capitalisme au coeur de l'Etat
Par Patsy le samedi, janvier 4 2014, 12:17 - Notes de lecture - Lien permanent
Corine Eyraud
Le capitalisme au cœur de l'Etat
- Comptabilité et action publique
Ed. du Croquant, 2013
« Ce qui compte ne peut pas toujours être compté, et ce qui peut être compté ne compte pas forcément » disait le facétieux Albert Einstein. Pas de quoi faire frissonner les thuriféraires de la doxa néo-libérale pour qui tout peut s'inventorier, s'évaluer et se rationaliser.
Malgré ma faible appétence (et le mot est... faible!) pour tout ce qui touche de près ou de loin au monde de la finance, je me suis plongé avec beaucoup d'intérêt dans le livre de la sociologue Corine Eyraud. Un livre dense (mais pas hermétique) qui nous entraîne au cœur d'un Etat bousculé depuis deux décennies par une nouvelle norme comptable.
Fini le temps où le comptable-fonctionnaire n'avait pour fonction que d'enregistrer les flux, autrement dit les entrées (impôts) et sorties d'argent, et de permettre ainsi au Parlement de juger sur pièces du respect par l'exécutif des règles budgétaires votées précédemment. Dès 1962, un décret fait se rapprocher comptabilités publique et privée, mais il faut attendre les années 1990 pour que se produise le grand basculement : l'Etat est une entreprise et doit être gérée en conséquence ; mais une entreprise « à l'anglo-saxonne » pour qui la maximisation de la création de valeur pour l'actionnaire est la principale préoccupation1.
Ainsi, l'Etat français va être évalué, saucissonné afin d'en faire ressortir « ce qui rapporte », « ce qui coûte », et surtout ce qui pourrait rapporter si on le confiait au privé. En d'autres termes, cette comptabilité a une fonction claire : en disant le « vrai » par les chiffres, elle justifie l'amaigrissement de l'Etat-Providence ; même si, pour beaucoup, ce « vrai » repose sur du faux : s'il est possible de mesurer le coût d'un système de santé solide, comment faire entrer le bilan sanitaire d'une population dans les comptes d'un Etat ? Compter n'est donc pas neutre : « Choisir de mesurer la performance publique exclusivement par des indicateurs quantitatifs, nous dit l'auteur, repose sur la croyance en la capacité des nombres, et d'eux seuls, à rendre compte de l'action publique et de la réalité sociale ».
Corine Eyraud montre bien la fièvre qui s'empare de l'administration (ministère des Finances vs autres ministères) et des politiques confrontés à cette nouvelle norme internationale définie par les comptables libéraux anglo-saxons2. De la fièvre et des conflits, car cette nouvelle évaluation de la « richesse de l'Etat » ne peut avoir que des conséquences profondes sur la façon dont, par exemple, les universités doivent penser leur gestion, ou plutôt, piloter leurs ressources. Car le but de la LOLF (Loi organique relative aux lois de finances, 2006) est également, dixit Nicolas Sarkozy, de « diffuser au sein des administrations de l'Etat une culture du management par la performance ».
Faire mieux avec moins (« rendre un meilleur service au moindre coût »), rendre le personnel plus efficace, mobile et polyvalent, faire faire au lieu de faire soi-même, répondre aux injonctions en produisant du chiffre conforme aux attentes envers et contre tout... La rengaine est connue et les conséquences tout autant : le manque de personnel amoindrit la qualité du service rendu, le système méritocratique génère de la frustration, de la rancoeur et du stress, l'externalisation réduit la capacité d'intervention de l'Etat, et les sociétés privées de certification s'enrichissent, tout comme les grands groupes adeptes des célèbres partenariats public-privé...
Rappelons-le s'il en est encore besoin : le néolibéralisme ne signifie pas moins d'Etat mais reconfiguration de celui-ci ; autrement dit, « l'Etat ne doit pas seulement s'intéresser au marché, il doit penser et se conduire comme un acteur du marché »3. Cette nouvelle norme comptable s'y emploie. Mais Corine Eyraud se veut optimiste : par une sorte de ruse de l'histoire, les acteurs pourraient se saisir de cette nouvelle norme comptable pour « émanciper l'Etat et les services publics des pratiques de prédation au service d'intérêts privés. » On aimerait la croire...
Notes
1. Sur cette question, lire Salvatore Maugeri et Jean-Luc Metzger, Le tournant financier du management, in La Nouvelle revue du travail n°3, 2013).
2. « Le modèle comptable anglo-saxon est porteur d'un modèle d'entreprise contractualiste et actionnarial, d'une entreprise qui rend des comptes essentiellement à ses apporteurs de capitaux ; tandis que le modèle européen-continental est porteur d'un modèle d'entreprise institutionnaliste et partenarial, entreprise qui a des comptes à rendre non seulement à ses propriétaires, mais également à ses créanciers, à ses salariés et à l'Etat. »
3. Wendy Brown, Les habits neufs de la politique mondiale – Néolibéralisme et néo-conservatisme, Les Prairies ordinaires, 2007, p. 53.
Commentaires
un exemple particulier : "on" comptabilise dans les dépenses publiques celles de l'Etat et celles des caisses de sécurité sociale.
Il suffirait de privatiser la sécurité sociale et le système de retraites pour dégonfler cette fameuse dépense publique.
Pour autant, le montant des frais de santé ou de retraites resterait identique, voire gonflerait car il est évident que des entreprises dont l'objet est de réaliser des profits prendrait une part croissante des cotisations. Aux Etats-unis, la part du PIB consacrée aux dépenses de santé est bien plus importante qu'en France et les gens qui ne peuvent pas payer se retrouvent sans possibilité de se soigner (là dessus, l'administration Obama s'est déballonnée face aux assureurs et aux lobbies conservateurs).