Cependant certains ne se résolvent pas à l’idée que des politiques sociales puissent prendre le pas sur la charité et la philanthropie. C’est le cas du philosophe et sociologue anglais Herbert Spencer qui, avec un ouvrage comme « L’individu contre l’Etat » (1885) se fait le pourfendeur de l’Etat social.
Il avance plusieurs arguments pour cela. Le premier est qu’il déresponsabilise les individus. Le second est que « la sympathie pour une personne qui souffre supprime, pour le moment, le souvenir des fautes qu’elle a commises ». Pour Spencer, on n'est pas toujours pauvre sans l'être par sa faute ; en d’autres termes, il oppose la misère des pauvres méritants à la misère des pauvres déméritants.
Il ajoute que les politiques sociales portées par l'Etat le transforme en une énorme machine bureaucratique impliquant « la création de nouveaux agents régulateurs, un plus grand développement du fonctionnarisme et une augmentation de la force des corps de fonctionnaires », tout chose qu'il faut payer ! Bref, cet Etat, pour remplir sa mission, doit accabler d’impôts la population, notamment « les pauvres dignes d’intérêt (…) qu’on accable de charges pour venir en aide aux pauvres indignes de tout intérêt. »

En France, Spencer a fait à ma connaissance peu d'émules, et pas un libéral ne défendrait aujourd'hui son Etat minimal, la liquidation de tous les filets sociaux de protection et la soumission des pauvres à la bonté d'âme des riches. Cependant les mots qu'il pose sur les désordres sociaux générés par le système capitaliste sont au cœur des discours actuels sur la fiscalité et l'usage qu'il en est fait : le pauvre est toujours soupçonné et soupçonnable.
Si je vous parle de Spencer aujourd'hui, ou plutôt de son fantôme, c'est parce qu'une photo de presse relative à la manifestation du 30 novembre des bonnets rouges m'a frappée (elle fut publiée par Le Monde). A Carhaix, sur les terres même de Christian Troadec, des milliers de personnes ont répondu à son appel à l'Union sacrée contre l'écotaxe et pour la défense de l'emploi en Bretagne. Et parmi toutes ces personnes, l'une d'elles portait une pancarte fort visible sur laquelle on pouvait lire ces mots que Spencer et Sarkozy n'auraient pas reniés : « La France, paradis pour fraudeurs, fainéants, délinquants – Enfer pour les bosseurs. Ré zo Ré (« trop c'est trop » en breton). Merde à l'Europe, merde à cette France. »1

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En peu de mots, cette personne nous a livré un beau programme politique. Elle en appelle indirectement à une accentuation du contrôle social pour limiter le nombre de fraudeurs, à la mise au travail autoritaire des chômeurs pour limiter le nombre de chômeurs « fainéants », et sans doute à un durcissement de la politique pénale en cours pour limiter le nombre de délinquants heureux du laxisme actuel. Qu'importe si par la magie des croisements de fichiers sociaux, nous sommes de plus en plus surveillés ; qu'importe si Pôle emploi radie à tour de bras les chômeurs « déméritants » ; qu'importe si les prisons de la république n'ont jamais été aussi pleines...
Evidemment, il fallait bien qu'il dise merde à une Europe qui sert à tout et à rien. Une Europe qui a fait vivre, via la PAC, l'agriculture bretonne pendant des décennies et que maintenant, il est de bon ton de vouer aux gémonies. Quant aux nationalo/régionalo bretons, ils se rassureront en notant qu'en disant « merde à cette France », cette personne souligne qu'elle en désire une autre et qu'elle ne rêve donc nullement d'Indépendance. Ouf, l'honneur est sauf : le réactionnaire était français...
Mais le plus troublant dans cette affaire est la présence à deux pas d'un militant arborant un autocollant « Sindikad Labourerien Breizh » (Syndicat des Travailleurs de Bretagne), structure ultra-minoritaire certes, mais très nettement à gauche et internationaliste. Je trouve que cela illustre la nature plurielle de ce mouvement des bonnets rouges...

Note
1. Médiapart a présenté une série de photographies prises lors de cette manifestation du 30 novembre. Sur l'une d'elle, on peut y voir une autre pancarte au contenu très révélateur. Jugez plutôt : « Rien ne va plus en France. Pour les riches : fraudes, magouilles... Pour les délinquants : impunité totale. Pour les fainéants : aides sociales à gogo. Pour les smicards : mépris, exploitation, cascade d'impôts et taxes. » Je ne sais si le "teneur de pancarte" est un de ces smicards qui se sent spoliés, mais il y a dans ce coup de gueule des éléments classiques de la rhétorique réactionnaire-populaire où l'on fustige en même temps les "gros" qui profitent, la soi-disant mansuétude de la Justice et les soi-disantes largesses de l'Etat social qui profitent toujours aux autres et jamais à soi, c'est-à-dire à celui qui s'échinent tous les jours pour un salaire qui ne le met à l'abri de rien. Ce sont souvent ce que certains sociologues appellent les "petits-moyens" (membres des classes populaires ayant connu une petite mobilité sociale ascendante) qui développent ce type de rhétorique dans laquelle peuvent se lire, en creux, la hantise bien légitime de la chute sociale et du déclassement. Ils incarnent bien ces « pauvres dignes d’intérêt (…) qu’on accable de charges pour venir en aide aux pauvres indignes de tout intérêt. » (Spencer)

Nota : les camarades de Mouvement communiste ont livré leur analyse de ce qui se trame actuellement en Bretagne. Ce texte est disponible à cette adresse.