L'affaire est donc entendue : l'université est devenue un espace dévalorisé, ouvert à tous les vents puisqu'ayant banni la sélection à son entrée, produisant de l'échec scolaire et du chômeur. Le discours est rôdé et semble reposer sur un faisceau de présomptions... et une bonne dose de mépris de classe.

Universite_crise.jpg

C'est contre ce constat sans appel que s'élèvent les sociologues Romuald Bodin et Sophie Orange avec leur livre au titre provocateur : « L'université n'est pas en crise ».
Ils font tout d'abord un sort à l'idée selon laquelle, passé le bac, l'enseignement supérieur opposerait des filières ouvertes (l'Université, pour le « tout-venant » des bacheliers) et des filières sélectives, plus renommées, mieux dotées et dispensant de vraies formations (IUT, Grandes écoles, BTS). S'il y a du vrai dans ce constat, et que les étudiants ne sont pas tous logés à la même enseigne, cette distinction sélection/non-sélection manque de subtilités. Ainsi, l'université dispose elle-aussi de filières recherchées. De même, l'excellence scolaire est un élément important mais pas forcément prépondérant pour intégrer une école de commerce : certaines dispositions d'esprit sont tout aussi importantes pour être un « winner » ou un bon manager... Enfin, il est toujours bon de rappeler que « l'attractivité », cela se travaille, et que la « sélectivité » à l'entrée est un argument de vente comme un autre dans l'environnement hyper-concurrentiel des formations post-Bac...

Perdu dans le maquis des filières, des ceci et des cela, l'étudiant, à jamais « provincial », errerait comme une âme en peine sur le campus s'essayant à la sociologie, puis au droit, à la psycho ou à l'histoire, avant de se résoudre à quitter les amphis bondés pour rejoindre la cohorte des jeunes chômeurs. Là encore, les auteurs nous pressent d'en finir avec « le mythe de la désorientation » et nous invitent à voir l'Université comme « le carrefour autour duquel s'organise, et grâce auquel se régule, l'espace de l'enseignement supérieur dans son ensemble. » Les étudiants ne vont pas à l'université « par défaut », parce qu'ils n'ont pas été pris ailleurs. S'ils ne sont pas tous des « stratèges de l'orientation scolaire », la plupart d'entre eux savent à peu près ce qu'ils veulent y faire et recherchent. L'Université est aussi un tremplin vers des formations qualifiantes (en travail social par exemple). Quid alors des 30 % d'échec en fin de première année ? Là encore, les auteurs soulignent que ce taux est le même chaque année et qu'il a plus à voir avec la condition sociale de l'étudiant qu'avec un problème d'orientation (ce sont les étudiants des classes populaires qui paient le prix fort de l'échec scolaire) ou encore que la plupart des « décrocheurs » se sont en fait réorientés (prise d'un emploi, passage d'un concours, inscription en BTS...) plutôt qu'inscrit à Pôle-Emploi. Il est bon de le rappeler encore : le diplôme protège (encore un peu) du chômage...

Derrière tous les discours sur cette université-passoire peuplée d'étudiants dilettantes et peu performants, il y a parfois du mépris social et un discours vulgairement utilitariste. Mépris social parce qu'on établit un lien entre massification scolaire et déclin ; autrement dit, c'est la démocratisation de l'enseignement supérieur qui est visée là, en ce qu'elle a permis aux fils de gueux titulaires de « faux » bacs2 d'investir des lieux jusqu'alors réservés aux classes moyennes et supérieures, quand bien même ils le font en nombre réduit ! Utilitarisme ensuite parce que dans un pays marqué par le chômage de masse (notamment celui des jeunes), la « bohème étudiante » est mal vue3 et tout enseignement supérieur doit se fixer comme but la professionnalisation de l'étudiant : « faut qu'ça serve » ! Mais derrière le mépris social, l'utilitarisme et l'idéologie du déclinisme, il y a surtout des politiques à l'oeuvre et un discours tout aussi rôdé : rationalisation et performance, concurrence et compétition, faire mieux avec moins, la recherche au service de l'industrie...4 Ce discours ne dit évidemment rien des bourses trop faibles ou des pédagogies élitistes sur lesquelles viennent buter les fils et filles de gueux, peu préparés à un monde bâtis sans eux et contre eux. Ce n'est pas l'université qui est en crise mais « l'égalité des chances », et elle l'a toujours été...

Notes
1. Je pense notamment aux incontournables Christian Baudelot et Jean-Claude Passeron.
2. Les bacs pros sont moins valorisés symboliquement que les bacs généraux, y compris par leurs détenteurs.
3. Donne-t-on des bourses pour qu'elles soient bues ?
4. Après tout, dans les colonnes du Monde, notre ministre de l'Economie numérique, Fleur Pellerin, ne s'est-elle pas déclarée favorable à ce qu'on apprenne aux écoliers « sur un mode ludique » les rudiments du business ?