Au 19e siècle, l'anarchiste russe Bakounine s'imaginait qu'un petit groupe de révolutionnaires intransigeants et déterminés était capable de changer le cours des choses en orientant la sainte colère des masses exploitées1. Comparaison n'est pas raison, certes, mais il faut être d'un volontarisme fou pour faire le choix de former une organisation nationale à une poignée, qui plus est quand on entend fonder la légitimité de ladite organisation sur sa capacité à galvaniser l'initiative autonome des travailleurs !2

Au début des années 1970, le mouvement anarchiste français est en plein développement. A côté de la vénérable Fédération anarchiste, incarnation d'un anarchisme fossilisé3, des groupes ont émergé et font entendre un autre anarchisme : un anarchisme ancré dans la lutte des classes, qui ne dédaigne pas la lecture de Marx et des auteurs « conseillistes »4, et qui se pose en rival et concurrent de la dizaine d'organisations gauchistes qui prospèrent depuis Mai 68 dans l'hexagone. L'ORA rassemble alors plusieurs centaines de militants. Ce qui les rassemble : la conviction que la révolution doit partir des lieux d'exploitation. Ce qui les distingue, rapidement : le rôle dévolu à l'organisation syndicale dans le processus révolutionnaire. Alors que pour certains, l'autonomie ouvrière se construit contre les appareils, pour les futurs UTCL, le syndicat demeure un outil fondamental pour les travailleurs, un outil dont il faut user pour faire le procès en actes du bureaucratisme et du modérantisme des appareils confédéraux, mais aussi un outil toujours utile dès lors que la perspective révolutionnaire s'éloigne. Les premiers veulent « démystifier l'indispensabilité des syndicats » ; les seconds aspirent à régénérer le syndicalisme, lui ré-insuffler un esprit révolutionnaire, autrement dit syndicaliste-révolutionnaire. C'est ce que vont s'efforcer de faire nos quinze apôtres jusqu'en 1991, sous l'étiquette UTCL, et depuis, sous celle d'Alternative libertaire. Ils le feront non au sein de la CGT, tenue par les « staliniens », mais dans la CFDT d'Edmond Maire qui en ces années post-68 accueille à bras ouverts les « gauchistes ». Ils y côtoient notamment les trotskystes de la LCR, y détiennent des sinécures syndicales, mènent des luttes très rudes dans les PTT, les banques, le rail ou encore chez Air-France. Mais l'euphorie n'a qu'un temps : quand en 1978 Edmond Maire signe la fin de la récréation et entame la reconquête de l'appareil malmené par « le gauchisme », les trotskystes et les communistes libertaires sont dans l'oeil du viseur. Exclus, ils se retrouveront dans le syndicalisme alternatif (SUD-PTT, CRC Santé Sociaux) qui émergera dans les années 1980 après plusieurs années de « guérilla » interne à la CFDT.

Les années 1970 furent celles d'un activisme à tout crin porté par la perspective révolutionnaire. Dans les années 1980, les révolutionnaires sont sur la défensive : la Révolution n'étant pas au bout du chemin, ni au bout du fusil, il faut tenir face au vent et saisir les opportunités de montrer que le syndicalisme révolutionnaire (et/ou l'anarcho-syndicalisme) n'est pas mort et que les pratiques de lutte qu'ils valorisent sont en accord avec les désirs de celles et ceux qui luttent (les coordinations, les assemblées générales décisionnelles, la démocratie ouvrière plutôt que la démocratie syndicale...). Au début des années 1990, là où s'achève ce livre, s'ouvre une nouvelle phase. La « vieille garde » engagée dans le combat syndical depuis près de 20 ans a vu émerger des jeunes pousses, actifs notamment dans les grèves étudiantes de 1986. L'espoir renaît. C'est avec elles que l'UTCL veut faire sa mue, fédérer autour d'elle les communistes-libertaires qui reconnaissent à la fois la nécessité du travail syndical et de l'organisation spécifique. Elle le fera sous le nom d'Alternative libertaire, mais ceci est une autre histoire.

Avec ce livre issu d'un travail universitaire, Théo Rival nous permet de mieux connaître l'histoire du mouvement anarchiste français contemporain5 et de mieux cerner les singularités de l'un de ses courants les moins orthodoxes et les plus décriés, certains considérant que l'UTCL/AL n'est qu'un réformisme libertaire, une sorte de clone libertaire de feue la LCR...


Notes :
1. Bakounine avait fondé une société secrète, la Fraternité internationale, en 1868.
2. L'ouvrage de Théo Rival comprend de nombreux annexes, dont des témoignages qui restituent l'ambiance survoltée régnant dans la Région parisienne au début des années 1970.
3. La FA de l'époque ne reconnaît pas la lutte des classes, se méfie des gauchistes et des « anarchistes de Mai », et voue Marx et Lénine aux mêmes gémonies. Il faut dire que du côté de l'ORA, on en rajoute dans le "blasphème marxisant" pour se démarquer de la « vieille maison ».
4. On y lit évidemment Pannekoek et Castoriadis, sans doute Gramsci, Bordiga, les écrits situationistes, et les opéraïstes italiens.
5. Je n'en connais que deux : celui de Roland Biard (Histoire du mouvement anarchiste 1945-1975, Galilée, 1976) et les « mémoires » de Georges Fontenis (L'autre communisme – Histoire subversive du mouvement libertaire, Acratie, 1990) qui part de la Libération et se termine en 1990.