Prenons le cas de Vinci, ces « prédateurs du béton » dont l'histoire nous est contée en une centaine de pages, et non sans humour, par le journaliste nantais Nicolas de la Casinière pour le compte des éditions Libertalia.

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Le livre commence sur le différend ayant opposé au milieu des années 2000 Antoine Zacharias, l'ancien patron septuagénaire, à Xavier Huillard, son poulain, jeune pousse quinquagénaire. Le premier a fait de l'entreprise, en peu d'années et à grands coups de rachats, fusions et autres acquisitions, un géant mondial du BTP. Mais cela peut-il l'autoriser à dépenser sans compter l'argent de la société ? Le cadre est placé : au flambeur Zacharias et à son salaire annuel de 4,3 millions d'euros (je vous fais grâce des stock-options), Huillard oppose son ascétisme à 1,5 millions d'euros...
C'est que Vinci a une image et elle y tient !

Chez Vinci, les accidents du travail sont rares et l'emploi des sans-papiers inexistant. Chez Vinci, on a l'écologie chevillée au cœur. Pas étonnant. Nicolas de la Casinière rappelle judicieusement que Vinci regroupe quelques grosses structures mais surtout une myriade de PME, ce qui est vital pour faire vivre un dialogue social sain, positif et non pollué par la présence de syndicalistes par essence grincheux. Des PME sur lesquelles la maison-mère met la pression pour tirer au plus bas les coûts, et dans ce cadre-là, ne pas déclarer un accident de travail est un plus pour l'entreprise... Et puis, il y a la sous-traitance, cette indispensable sous-traitance qui permet tous les contrats exotiques, les salaires et conditions de travail au rabais. Grâce au dumping social, on « délocalise » les ennuis éventuels chez le sous-traitant, et il ne reste plus qu'à plaider la bonne foi, preuves à l'appui.
Et des preuves, Nicolas de la Casinière en fournit : singeant ce qui se passe aux Etats-Unis1, Vinci fait dans la fondation comme ses amis et néanmoins concurrents Veolia, Eiffage ou Bouygues. Vinci est ainsi à la pointe du combat écolo avec la fondation Nicolas Hulot, elle soutient la sécurité routière, des projets d'insertion sociale dans les quartiers de relégation de la république et se bat contre l'esclavage moderne. Et je ne vous parle même pas de tous les contre-feux « écolos » et « durables » qu'elle promet d'installer dans le futur aéroport de Notre-Dame-des-landes ! Nous vivons dans un monde merveilleux puisque « la stratégie du don sert désormais la réputation du donateur », tout en lui permettant d'alléger sa feuille d'impôts. La générosité a un prix...

Ce goût du bien commun explique sans doute pourquoi Vinci a su nouer des liens si forts avec les gouvernements de gauche comme de droite. Car sa fortune, Vinci la doit à la générosité de l'Etat qui, pour un prix modique, lui a offert ainsi qu'à ses amis et néanmoins concurrents la rente représentée par les péages d'autoroutes. Il la doit aussi à ces fameux PPP, ces partenariats public-privé, cette alliance du Bien commun et du business. Comme l'écrit Nicolas de la Casinière, « l'Etat a donc du bon, quand il devient client, transformant des services publics en espaces de profits. »2 Ce petit livre nous rappelle opportunément que les grands groupes industriels français sont nés, se sont développé et ont prospéré en étant intimement liés à la puissance publique, à cet Etat dont la doxa libérale stigmatise pourtant l'interventionnisme. A l'heure du désengagement de l'Etat, ils se sont donc retrouvés en position de force pour retirer les marrons du feu. A vrai dire, on ne sait plus vraiment qui, de l'Etat ou du grand groupe industriel, est au service de l'autre... à moins qu'on ne le sache de trop : allez Vinci, dégage !

Note :
1. lire Nicolas Guilhot, Financiers, philanthropes – Vocations éthiques et reproduction du capital à Wall Street depuis 1970, Raisons d'agir, 2004.
2. Lire également : Collectif, Histoire secrète du patronat de 1945 à nos jours, La Découverte, 2010, pp. 678-685.