C'est ainsi : il suffit de dire que l'on agit contre le terrorisme islamique, contre le djihadisme pour que la controverse disparaisse des grands écrans aux heures de grande écoute. Le nouveau grand Satan porte la barbe et agite le Coran, qu'on se le dise ! D'où l'intérêt de lire l'ouvrage coordonné par Michel Galy, professeur de géopolitique, ouvrage intitulé La guerre au Mali – Comprendre la crise au Sahel et au Sahara : enjeux et zones d'ombre.

Ce n'est pas parce que Sahel et Sahara sont des zones de pauvreté endémique sur lesquelles ne poussent que du sable et de la caillasse qu'elles ne sont pas des enjeux géostratégiques pour les états de la région et au-delà. Depuis les Indépendances (ou ce que l'on appelle ainsi), cette zone est un objet de convoitise et un outil fort ancien pour déstabiliser le voisin, comme l'attestent le soutien algérien aux rebelles du Front Polisario en lutte contre la monarchie marocaine ou les tribulations de feu Kadhafi dans le nord tchadien dans les années 1970-1980.

Aujourd'hui, la zone de peuplement touareg, qui couvre le sud de l'Algérie et de la Libye, l'ouest du Niger, l'est du Mali et le nord du Burkina-Faso, subit encore le contrecoup de la crise algérienne des années 1980-1990. A la lecture de cet ouvrage, on découvre à quel point une fraction importante de l'islam radical de cette région-ci a partie liée avec le pouvoir algérien, non l'officiel, le civil, celui du très affaibli Bouteflika, mais le vrai pouvoir, celui que détient une fraction de l'appareil militaire depuis des décennies ; un appareil militaire qui, comme au Maroc ou en Egypte, a la haute main sur une partie de l'économie nationale. Et en bonne bourgeoisie d'affaires, elle défend ses intérêts les armes à la main ! Pour les auteurs, il est prouvé depuis de longues années que derrière le sanglant Groupe islamique armé (GIA) se cachaient les services secrets algériens : ce sont eux qui ont formé le groupe (via des « déserteurs » de l'armée nationale ou des islamistes « retournés »), l'ont financé et dicté sa stratégie1. Le GIA a ainsi semé la terreur dans le nord du pays, notamment en Kabylie, territoire traditionnellement rebelle au pouvoir central, mais s'est abstenu de toute action dans la zone pétrolière saharienne qui, pourtant, est la principale source de financement du pouvoir, donc du lobby militaire. Former un groupe djihadiste avait au moins cinq fonctions pour le pouvoir algérien : il a permis de criminaliser l'islam radical légaliste, de lui faire concurrence dans la radicalité, d'entretenir un niveau de violence compatible avec le maintien de l'état d'urgence et donc la mise en suspens des libertés démocratiques, de se poser sur la scène internationale comme un rempart face à un Islam belliqueux... qu'il alimente en sous-main ; enfin, cette fraction de l'appareil politico-militaire se sert de l'épouvantail islamiste et de sa capacité de nuisance pour contrer les velléités d'autres clans de s'emparer du pouvoir donc de l'accès aux ressources. C'est ce GIA qui se transformera en Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) en 1998, puis en Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) en janvier 2007. Mais ne nous méprenons pas : si les émirs sont liés aux services secrets algériens, la base, elle, se compose d'islamistes radicaux, d'illuminés ou de jeunes désœuvrés.

En se déplaçant dans cette zone sahélo-saharienne, ces groupes djihadistes téléguidés par une fraction de l'appareil politico-militaire algérien sont entrés en relation avec le mouvement touarègue qui, depuis cinquante ans, se bat pour sa survie culturelle, politique et économique. Un combat mené dans le désordre, tant les Touaregs sont passés maîtres dans l'art de s'allier puis de se désunir selon des logiques très difficilement maîtrisables par des non-touaregs, et sans oublier évidemment la capacité des services secrets algériens à segmenter le mouvement touareg2. Mais parler des Touaregs est réducteur : car ce sont toutes les populations du nord malien qui partagent avec les Touaregs une grande défiance à l'égard du pouvoir central et de ses appareils. Il n'est dès lors pas étonnant que le discours religieux radical proposé par les wahhabites et les salafistes trouvent des oreilles attentives dans des territoires de misère, d'autant plus que se faire rebelle (ou militaire) est l'une des rares voies de promotion sociale offerte à la jeunesse : « frustrations et humiliations deviennent l'ordinaire des comportements sociaux que n'importe quel entrepreneur de violence n'aura aucun mal à gérer. » (Bertrand Badie) N'oublions pas également que le processus de réislamisation du Mali est national et non local : au sud comme au nord, de nombreux musulmans se détournent des malékites et rejoignent les wahhabites, plus radicaux, offensifs... et riches, grâce au soutien de l'Arabie saoudite ; des wahhabites qui ont imposé en 2009 à un pouvoir déliquescent la création d'un ministère des Affaires religieuses.

Mais derrière la lutte pour la dignité et le développement, il y a aussi tout le contrôle de la vie économique de cet espace transnational. Depuis des siècles, Sahel et Sahara sont des espaces de commerce licite et illicite évidemment indispensables aux populations locales. Depuis quelques années, au trafic de cigarettes s'est ajouté celui des armes et de la cocaïne latino-américaine. Mais on aurait tort de voir dans les groupes djihadistes des narco-guérillas ou des groupes politico-mafieux. S'ils en croquent, ils sont loin d'être les seuls : il est ainsi de notoriété publique que les gros trafics (comme la drogue) sont l'oeuvre de militaires et de politiciens affairistes des différents Etats de la zone3.

Mais si le Mali est tombé si bas, cela est la conséquence d'une conjonction d'événements : le printemps arabe qui a fragilisé des pouvoirs que certains estimaient insubmersibles, d'autant plus qu'ils se présentaient aux yeux des Occidentaux comme les seuls en mesure de contenir l'islamisme radical ; le renversement de Mouammar Kadhafi qui a entraîné le retour au nord-Mali de combattants touaregs lourdement armés servant jusque là dans l'armée libyenne ; la déliquescence totale de l'Etat malien (et de son armée), rongé par la corruption, l'affairisme, le clientélisme, la gabégie.

L'intervention française est-elle de nature à raffermir l'Etat malien, de le remettre sur de bons rails ? Rien n'est moins sûr4. Ce qui se dessine, pour Michel Galy, est la mise sous tutelle de l'Etat malien comme au bon vieux temps de la Françafrique (il parle de « processus de recolonisation qui n'ose pas dire son nom »), avec un président démocratiquement élu, donc légitime pour passer des accords de défense permettant à la France et à l'ONU de maintenir des troupes capables de mener sur le long terme la croisade contre le djihadisme. Un djihadisme qui se nourrit de frustration, de misère, de corruption, d'élections truquées...  Pour lui, « la reprise par un gouvernement socialiste de la rhétorique de la « guerre au terrorisme » sonne comme une capitulation idéologique et témoigne d'une incapacité à prendre en considération la base sociale des mouvements militaro-religieux et, par conséquent, à envisager des alternatives possibles à l'action armée. » Les gouvernements changent, mais la politique africaine de la France, elle, ne varie pas...

Notes :
1. Lire à ce sujet Chronique des années de sang, témoignage du colonel-déserteur Mohammed Samraoui.
2. Alors que le MNLA (Mouvement national de libération de l'Azawad) a le soutien de la Mauritanie, Ansar Eddine, dirigé par Iyad Ag Ghali, a quant à lui celui de l'Algérie qui soutient également le MUJAO (Mouvement pour l'unicité et le djihad en Afrique de l'Ouest) une soi-disant scission d'AQMI. Derrière chaque organisation, il y a donc un « parrain » mais aussi un bassin « ethnique » de recrutement : plutôt touareg pour Ansar Eddine, plus large (songhaï et peulh) pour AQMI et le MUJAO.
3. Selon Judith Scheele, « ce commerce demande une organisation sophistiquée et transnationale à laquelle les transporteurs sahariens ne participent que de manière marginale et subalterne » (in Trafic ou commerce ? Des échanges économiques au Sahara contemporain, CERI, 2013).
4. Cet ouvrage est sorti avant la tenue des élections présidentielles qui ont vu la victoire de Ibrahim Boubacar Keita (alias IBK), un cacique « de gauche » de la scène politique malienne. Au premier tour, il y avait plus de 20 candidats à se présenter devant les électeurs...