Nous sommes alors vers 1860 et le capitalisme vit sa période « sauvage », cet heureux temps où l'entrepreneur n’est pas un pigeon, mais un audacieux qui peut exploiter sans vergogne une main d'oeuvre nombreuse avec pour seul souci, celui de lui assurer la reproduction quotidienne de sa force de travail via un salaire aussi modeste qu'indécent. Heureux temps où les marginaux, ce prolétariat abonné à la misère, ne doit sa survie qu'à sa capacité à attirer les bonnes grâces des bonnes œuvres. Heureux temps où la philanthropie bourgeoise et cléricale occupe le terrain social, bien décidée à ne point voir l'Etat changer de nature, autrement dit ajouter à la sacro-sainte défense du propriétaire, la promotion sociale et intellectuelle du pauvre, du gueux, du surnuméraire, du vagabond, soit l'essentiel du corps social ; un corps social qui bientôt, malheureusement, sera composée de citoyens pourvus de droits et accablés de devoirs. Heureux temps où la démocratie était censitaire, ne se concevait qu'élitiste, qu'entre propriétaires, qu'entre personnes bien nées et ayant prouvé par leur réussite professionnelle qu'elles avaient les capacités à gouverner, à incarner le Bien commun, le Progrès, la Décence, la Civilisation.
Thomas Jefferson, président des Etats-Unis au début du 19e siècle, écrivait ainsi : « Il y a une aristocratie naturelle, fondée sur le talent et la vertu, qui semble destinée au gouvernement des sociétés, et de toutes les formes politiques, la meilleure est celle qui pourvoit le plus efficacement à la pureté du triage de ces aristocrates naturels et à leur introduction dans le gouvernement. » Ainsi, le gouvernement des meilleurs n’est autre que le gouvernement des puissants ; des puissants qui règnent sur la multitude, cette marge qui s'incarne dans le peuple, cette masse grouillante qui survit en grattant le sol ou en vendant ses bras.
150 ans nous sépare de Herbert Spencer ; 150 ans marqués par deux guerres mondiales, quelques révolutions et quelques génocides.
150 ans durant lesquels, ça et là sur le globe, ont émergé des politiques sociales visant à préserver l'individu de la misère noire et tout autant de protéger l'Etat de la fureur des gueux. 150 ans durant lesquels les démocraties se sont affermies au point de ne plus reposer sur la marginalisation du peuple mais sur sa neutralisation.
On ne parle plus aujourd'hui d'élimination des pauvres, ni d'amélioration de la race. Dans nos sociétés capitalistes, techno-bureaucratiques, on n'élimine pas les pauvres, on gère les stocks de surnuméraires. Des surnuméraires qu'il faut surveiller, punir, mettre en fiche et en statistiques.
En mars 2012, un cadre de la Caisse primaire d'assurance maladie de l'Hérault s'est suicidé sur son lieu de travail. Il ne supportait plus les conditions dans lesquelles on lui demandait d'exercer son métier. Ses supérieurs en tirèrent la conclusion qu'il leur fallait revoir leur communication interne.
Le 13 février dernier, un homme s'est immolé par le feu devant l'agence Pôle-Emploi de Nantes. Abonné à la précarité sociale, il ne pouvait supporter l'idée de finir à la rue ; mais que l'on se rassure, le ministre du Travail a aussitôt déclaré que « les règles avaient été appliquées avec l'humanité qui convient. »
A chaque question politique et sociale doit correspondre un dispositif, des normes, des règles, des techniques, des procédures, des formulaires adéquats, des instances de concertation, des temps d'évaluation, sans oublier le coup de tampon en bas à droite. La déresponsabilisation a envahi le monde social. Chacun se protège car tout le monde se sent coupable d'accepter que les dispositifs, normes, règles, techniques, procédures et coup de tampon en bas à droite gouvernent nos vies.
En écrivant « L'homme qui mangeait la mort », Borislav Pekic a rendu un bel hommage à Jean-Louis Popier, obscur greffier du tribunal de Paris qui, pendant la Terreur, mangeait chaque jour un papier sur lequel était écrit le nom d'un individu destiné à la guillotine. Ce faisant, il sauvait une vie. Popier, le résistant anonyme, a-t-il véritablement existé ? On aime à le penser.
Dans Nous autres, célèbre roman de science-fiction, roman qui influença George Orwell pour son 1984, l'écrivain soviétique Eugène Zamiatine nous met dans les pas de D-503, un technocrate zélé qui travaille ardemment à faire que la société soit parfaite, autrement dit parfaitement réglée. D-503 avoue avec beaucoup de regret dans la voix : « Je serai franc : nous n’avons pas encore résolu le problème du bonheur d’une façon tout à fait précise. »
Il ne tient qu'à nous de ne pas laisser autrui, ou pour reprendre les mots du philosophe Jacques Rancière, de ne pas laisser les oligarques résoudre à notre place « le problème du bonheur d'une façon tout à fait précise », car on se doute bien à quoi peut ressembler le bonheur dans un univers régi par le culte de la marchandise, du divertisssement et par la novlangue techno-bureaucratique.
Vivre, penser et agir en marge.
Vivre en marge peut être un choix délibéré ; bien souvent il n'est que la conséquence d'un système renvoyant à sa marge les obsolètes du monde moderne.
Penser et agir en marge. Non pas penser pour penser, mais penser pour produire de l'action car vous le savez comme moi, faire la critique du pouvoir est une chose, mettre le pouvoir en crise en est une autre. Penser et agir en marge est une nécessité vitale, à moins que l'on se résigne à ressembler au chien dont le même Zamiatine a fait le portrait dans une de ses nouvelles. Un vieux chien, rossé et mal nourri par son maître. Un vieux chien qui un jour s'est enfui mais, tenaillé par la faim, s'est résolu à revenir à sa niche sous le regard goguenard de son maître. Zamiatine écrit : « Tu t'es couché près de ta vieille niche et tu as tendu le cou. Le boutonneux t'a enfilé un collier flambant neuf muni d'un grelot sonore et gai ainsi que d'une nouvelle chaîne (…) Le boutonneux t'a gentiment tapoté l'encolure, tu t'es renversé sur le dos en agitant les pattes, faisant tinter gaiement la chaîne et le grelot. Tu léchais la main de ton maître. Tu t'étais empiffré jusqu'à la gueule – qu'en avais-tu à faire de la chaîne ? Tu n'es qu'un corniaud. »
S’il ne semble pas de saison de demander l’impossible, il est toujours autorisé de se voir autrement qu’en corniaud de l’Histoire.
Bon forum 2013 !