L'intérêt de cet ouvrage, du à Pun Ngai, sociologue hong-kongaise impliquée dans une association de soutien aux migrantes, ne réside pas seulement dans la description que les travailleuses elles-mêmes donnent des conditions de travail épouvantables qu'elles ont connues ou connaissent encore : temps de travail à rallonge, quête effrénée du rendement maximum, usines fonctionnant comme des casernes et des espaces de non-droit, absence totale de règles de sécurité et d'hygiène... tout ceci est de notoriété publique, tout comme l'est la capacité de résistance individuelle ou collective à l'exploitation dont le prolétariat chinois fait preuve2.
Car confrontées à deux mondes qui leur sont profondément hostiles3 , elles ne tardent pas à se forger une vraie conscience de classe. Elles apprennent vite qu'il vaut mieux être payé au mois que de travailler aux pièces, que les promesses patronales sont des mirages (d'où un turn-over important dans les entreprises), que la solidarité est essentielle et que la grève est un moyen de se faire entendre. Le prolétaire apprend tellement vite qu'en Chine, aujourd'hui, l'Etat encourage le développement des entreprises à l'intérieur du pays afin de garantir un taux de profit élevé et de rééquilibrer le territoire...
S'il faut lire cet ouvrage, c'est parce qu'il nous permet de mieux comprendre les raisons qui poussent des femmes, souvent jeunes et sans diplôme, à fuir les campagnes pour gagner les zones côtières où fleurissent les bagnes industriels. La misère ? Oui, mais pas seulement, ou plutôt pas toujours. Elles fuient tout autant l'autoritarisme d'un père, un mari violent, un mariage arrangé. Elles fuient le conservatisme social et l'ennui de la vie campagnarde pour la ville et les « promesses » d'émancipation (sociale, sexuelle) qu'elle se doit de porter. Elles rêvent d'indépendance financière, de promotion sociale, comme d'apporter leur pierre (monétaire) à la survie économique de la famille. La migration n'est pas seulement une réponse à la misère, elle est aussi une aventure individuelle au cours de laquelle le migrant s'affranchit culturellement et affirment sa singularité4.
Les trajectoires de ces femmes, leurs attentes et leurs incertitudes, sont autant de témoignages édifiants des bouleversements profonds frappant la Chine depuis le ralliement de la bureaucratie rouge à l'économie socialiste de marché en 1978...

Notes
1. Lire Aubert/Chevrier/Domenach/Hua/Lew/Zafanolli, La société chinoise après Mao - Entre autorité et modernité, Fayard, 1986 ; et édité tout récemment, Michel Aglietta et Guo Bai, La voie chinoise : capitalisme et empire, Odile Jacob, 2012.
2. Lire à ce sujet Jean-Louis Rocca, La condition chinoise – la mise au travail capitaliste à l'âge des réformes (1978-2004), Karthala, 2006 ; Bruno Astarian, Luttes de classes dans la Chine des réformes (1978-2009), Acratie, 2009, livre que nous avons chroniqué en son temps ; sans oublier, sur la toile, Chloé Froissart, Pour un salaire juste - L'évolution des revendications ouvrières en Chine (La vie des idées, 2013), et Mouvement communiste, L'autonomie ouvrière frappe en Chine (2011).
3. Les citadins les méprisent d'autant plus qu'en tant que migrantes, elles ne jouissent pas des mêmes droits sociaux qu'eux ; le patronat les exploite sans vergogne.
4. Jean-Louis Rocca, Une sociologie de la Chine, la Découverte, 2010.