Trois lieux, trois univers différents
Mirafiori, le site de la Fiat turinoise, accueille environ 50 000 ouvriers à la fin des années 1960. A la même période, la Magneti Marelli en compte près de 4 000, tout comme la Montedison. A Turin et Milan règne le secteur automobile ; à Porto Marghera, la chimie est le secteur de pointe. Si la Lombardie et le Piémont sont des terres de vieille industrialisation à l'histoire ouvrière importante, ce n'est pas le cas de la Vénétie, région à dominante agraire, l'industrie chimique ne s'y développant qu'après 1945. Dernière différence : alors que le secteur automobile en plein boom repose sur l'exploitation d'une main d'oeuvre composée d'ouvriers spécialisés pour une bonne part venus de l'Italie du sud, à la Montedison, l'usine comprend des ouvriers qualifiés (3000) et des techniciens (1000), natifs de la région et ayant gardé parfois un pied dans l'agriculture. Beaucoup de choses séparent ainsi Fiat, Magneti Marelli et Montedison. Pourtant, dans ces trois lieux, les ouvriers vont prendre en main leurs luttes et s'organiser, hors des structures syndicales, pour imposer leurs revendications. Ces militants s'inscrivent ainsi dans l'histoire de l'autonomie ouvrière.

Du comité ouvrier...
A la Montedison, le comité voit le jour en 19684 et défend des revendications en marge de celles avancées par les bureaucraties syndicales. Il se bat pour des augmentations uniformes de salaires, la parité entre ouvriers et employés (congés, retraites...), pour la réduction des cadences ou l'intégration des travailleurs de la sous-traitance. Il fait également de la nocivité du travail dans l'industrie chimique un enjeu central et polémique. Alors que les syndicats échangent souvent des conditions de travail dangereuses contre l'octroi de primes, le comité ouvrier refuse de monnayer la vie du travailleur : si des secteurs de l'usine sont nocifs, les travailleurs doivent s'en retirer et continuer à toucher leurs salaires jusqu'à ce que le patron ait effectué les travaux adéquats !
Comme les autres comités ouvriers, il refuse la délégation de pouvoir et se heurte donc aux syndicats et au Parti communiste. Mais Porto Marghera n'est pas Milan ni Turin. Si là-bas le PCI est un parti puissant, ici, son influence est moindre.
Qui sont ces travailleurs radicalisés ? Des militants politisés, ex-PC ou PS, en lien avec les groupes d'extrême-gauche, mais également une nouvelle génération d'ouvriers et de techniciens. En Italie, la volonté des techniciens de se démarquer des ouvriers était beaucoup moins forte qu'en France parce que l'identité de ce « groupe social » n'était encore qu'en formation, et que les opéraïstes italiens les considéraient la plupart d'entre eux comme des « producteurs de plus-value », au même titre que les ouvriers. Dans toutes leurs luttes, ils appliquent le principe opéraïste « ne demande pas, prends ! et organise-toi en conséquence »

… à l'Assemblée régionale
En 1972, en désaccord avec la volonté des organisations d'extrême-gauche (Potere operaio, Il Manifesto, Lotta continua...) de se réinscrire dans le jeu politicien ou syndical, les militants du comité ouvrier fondent avec d'autres comités vénitiens une Assemblée autonome régionale. Leur volonté est de sortir des murs de l'usine et de lutter aussi bien contre les loyers trop chers, les hausses des tarifs de l'électricité ou des produits de première nécessité. Ils mèneront ainsi quelques campagnes d'auto-réduction. Parallèlement, cette Assemblée régionale développera avec ses revues, ControLavoro (Contre le travail) et LavoroZero (ZéroTravail) une critique cinglante du salariat.

À partir de 1976, l'atmosphère change. L'Assemblée régionale n'est portée que par quelques dizaines de militants usés par une décennie d'activisme. Parallèlement, l'État italien, épaulé par le PCI, se lance en 1979 dans une grande opération de criminalisation de l'extrême-gauche au nom de la lutte contre le terrorisme. L'Assemblée régionale est décapitée. L'autonomie ouvrière à Porto Marghera a vécu, elle qui avait mis en évidence le « potentiel d'une classe subordonnée qui devient sujet actif, et qui le devient par un jaillissement interne d'autonomie et de liberté ».

Notes
1. Diego Giachetti et Marco Scavino, La Fiat aux mains des ouvriers – L'automne chaud de 1969 à Turin, Les Nuits rouges, 2005.
2. Emilio Mentasti, La « Garde rouge » raconte – Histoire du Comité ouvrier de la Magneti Marelli (Milan, 1975-1978), Les Nuits rouges, 2009.
3. Le livre est vendu avec un DVD comprenant un documentaire de Manuela Pellarin, « Les années suspendues », dans lequel des militants évoquent l'histoire du comité ouvrier.
4. Jacques Guigou et Jacques Wajnsztejn consacre deux pages sur Montedison en 1968 dans Mai 1968 et le Mai rampant italien (L'Harmattan/Temps critiques, 2008, pp. 225-226).


Cette note a paru dans le n°228 (mars 2013) de Courant alternatif