Il en va de la question des femmes comme de la question carcérale. Chaque année, ou presque, des parlementaires se réunissent, forment une commission, sillonnent les maisons d’arrêt et les centres de détention, questionnent taulards et surveillants, médecins et éducateurs, et nous livrent inévitablement le même rapport. Ils y pointent la vétusté des équipements, la surpopulation, l’alimentation déplorable, le manque de personnel de santé et somment l’Etat de se mettre en règle avec les droits de l’homme et du citoyen. Et l’Etat répond qu’il est bien dans son intention de se conformer aux prescriptions internationales en matière de détention et de ne plus bafouer dans ses culs de basse fosse, les droits élémentaires de la personne humaine, fût-elle délinquante.

Chaque année, au printemps et d’ordinaire début mars, articles de presse et reportage télévisuels s’enchaînent. Ils nous rappellent que les femmes n’eurent le droit de vote qu’en 1944, le droit à la contraception en 1974 et le droit à l’avortement l’année suivante. Ils soulignent l’évolution des moeurs, les luttes collectives des années 1960 et 1970 et concluent, quand même, que du chemin reste encore à faire pour qu’enfin règne en ce royaume démocratique l’égalité entre les deux sexes. Les plus audacieux pointeront le fait que les Centres d’Ivg souffrent d’un manque de moyens et de personnel pour accomplir pleinement leur mission, que l’éducation à la sexualité a grandement déserté les écoles, collèges et lycées, que les planning familiaux sont soumis à des pressions budgétaires telles que leur survie tient lieu de l’exploit. En défense, l’Etat souligne qu’il a mené une campagne d’information sur la contraception, qu’il a demandé aux partenaires sociaux de tout faire pour que l’égalité face aux rémunérations entre dans les faits au plus vite, et que cette question de l’égalité entre les sexes est au coeur de ses préoccupations : la loi anti-burqua n’est-elle point là pour prouver qu’il ne supporte pas l’oppression des femmes ?
Ainsi va notre monde…
Alors rappelons-le encore une fois, s’il en était encore besoin : - qu’à qualification égale, les femmes ont toujours des salaires inférieurs à ceux de leurs collègues masculins ;
- Que le chômage frappe majoritairement les femmes, tout comme le travail à temps partiel contraint ; qu’en conséquence la précarité sociale est davantage une affaire de femmes que d’hommes ;
- que la réduction du temps de travail n’a modifié en rien le partage des tâches ménagères au sein des familles, les hommes s’occupant davantage de leur progéniture et toujours aussi peu du ménage ou de la vaisselle ;
- Que si le droit à la contraception et à l’avortement existe, une politique volontariste de promotion manque toujours à l’appel, notamment en direction des populations jeunes ou populaires ; et qu’un spot télévisé ne remplacera jamais la présence sur le terrain d’infirmières scolaires, d’animateurs ou d’éducateurs formés à ces problématiques ;
- Et qu’après trente ans d’existence, l’association Visages est toujours présidée par un individu de sexe masculin, diplômé du supérieur, quadra ou quinquagénaire, soit l’incarnation même de la domination sous nos latitudes…

Le parallèle que je viens d’établir entre la gestion institutionnelle de la question carcérale et de la question féminine n’est pas seulement un artifice de style. Et c’est tout l’intérêt des études sur le genre.
Que nous disent les chercheuses et chercheurs ? Que le sexe se réfère aux différences biologiques entre mâle et femelle alors que le genre pose la question en termes de culture. Qu’ainsi, le masculin et le féminin sont imposés culturellement, telle une condamnation à vie, au mâle et à la femelle pour en faire un homme et une femme. Poser la question du genre permet de remettre en question les rôles et les fonctions que l’on attribue « naturellement » à l’un ou l’autre sexe biologique.

Une campagne d’affichage récente du ministère de l’Enseignement me semble révélatrice de la permanence de ces stéréotypes sexistes. On y voit une femme assise et détendue, lisant un livre dans son salon, heureuse de voir ses espoirs se réaliser : enseigner, partager son savoir et ses valeurs. Oui, nous dit l'affiche, « Laura a trouvé le poste de ses rêves ». On y voit un homme travaillant sur son ordinateur. Julien aussi semble satisfait. N'a-t-il pas trouvé, nous dit l'affiche, un « poste à la hauteur de ses ambitions » ? Laura lit un livre, ce truc en papier symbole de l'ancien temps, celui d'avant l'ère du numérique, tandis que Julien travaille sur ordinateur parce que le sexe fort est dans la modernité, les nouvelles technologies de l'information et de la communication.
Laura avait un rêve. C'est beau un rêve. Mon vieux dictionnaire me dit qu'un rêve est « une chose très jolie, très agréable », que « c'est une idée plus ou moins chimérique poursuivie avec l'espoir de réussir ». Julien, lui, ne rêvait pas. Il avait les deux pieds sur terre et ne désirait qu'une chose : trouver un poste à la hauteur de ses ambitions. D'un côté, la douceur de la femme, éternelle rêveuse, de l'autre le volontarisme de l'homme, cet ambitieux, ce bâtisseur qui affronte le monde le couteau entre les dents. Et au milieu, le sexisme ordinaire, banal qui enfile les stéréotypes comme d'autres les perles.

Les études sur le genre nous disent également que les sociétés condamnent trop souvent les individus sexués à se conformer à l’image que doit rendre leur sexe biologique. Le sexe biologique devient alors pour certaines et certains une véritable prison de laquelle on ne s’échappe pas sans risques. Assumer ses différences, affirmer sa singularité revient à défier des normes sociales et culturelles profondément ancrées dans les mentalités. Deux célèbres barbus du 19e siècle, du genre de ceux qui prônaient l’émancipation individuelle et collective des exploités, nous ont livré deux phrases qu’il me plaît de citer à l’occasion. Le premier a dit : « Chaque génération nouvelle trouve à son berceau tout un monde d’idées, d’imaginations et de sentiments qu’elle reçoit comme un héritage des siècles passés (…) L’homme ne crée pas la société, il y naît. Il n’y naît pas libre, mais enchaîné ». Le second poursuivait en disant : « Les hommes font leur propre histoire, mais ils ne la font pas de leur propre mouvement, ni dans des conditions choisies par eux seuls, mais bien dans les conditions qu'ils trouvent directement et qui leur sont données et transmises. La tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants. »

Faire avancer des idées qui vont contre le sens commun équivaut souvent à frapper un mur à mains nues. Certains renoncent, fatalistes. Mais on ne peut abattre un mur d’héritages et de traditions en lui tournant le dos. Ces héritages et ces traditions sont les fruits de l’histoire ; en conséquence de quoi, ce qui a été produit par l’Histoire peut être remodelé ou détruit par l’Histoire qui se fait, autrement dit par l’activité humaine.
Visages et son forum documentaire participent de ce combat. Avec des documentaires qui interpellent, surprennent voire choquent, Visages grignotent le mur des certitudes établies en proposant d’autres façons d’aborder tel ou tel problématique sociale ou sociétale. Et si l’on doit saluer le courage d’une Simone Veil et d’un Robert Badinter, n’oublions jamais celles et ceux qui, auparavant, par leurs écrits et leurs actes, ont fait progresser les mentalités et permis ainsi, à une période déterminée de notre histoire, que certains murs ne soient plus infranchissables.