Certains parlent déjà de contre-révolution. Une modeste chronique radiophonique ne peut en quelques minutes analyser finement ce qui se joue de l'autre côté de la Méditerrannée. Je me permettrais juste quelques commentaires susceptibles, je l'espère, de titiller votre cogiteuse.

Comme j'ai pu le dire en février dernier, la Révolution du jasmin était un soulèvement populaire, non une Révolution. Elle n'a pas mis à bas un système politique, social, économique mais chasser une fraction de l'élite au pouvoir dont l'arrogance et la cupidité avaient fini par lui aliéner le soutien de toute la population, y compris celles qui prospéraient peu ou prou sous sa gouverne.
La victoire d'Ennahda nous rappelle que Tunis n'est pas la Tunisie, et la jeunesse éduquée et précarisée, francophone voire francophile, n'est qu'une des composantes de la population du pays. Les attentes de la Tunisie « inutile », celle de l'intérieur, abandonnée par le pouvoir, qui préférait investir dans la Tunisie « utile », celle de la côte et du tourisme de masse, sont différentes de celles des classes moyennes urbaines. Plus traditionnelles, les masses rurales tunisiennes veulent l'eau courante, l'électricité, des routes goudronnées, un Etat qui fonctionne et les désenclave. Elles veulent la justice et l'intégrité morale et se méfient comme de la peste des politiciens. Le fait que les partis laïques et démocratiques soient des partis d'intellectuels bourgeois, urbains, seulement présents dans les grandes villes du pays expliquent en grande partie la faiblesse de leur scores. A l'inverse, Ennahda symbolise la vertu et l'intégrité, cette intégrité qui a mené ses leaders durant de longues années derrière les barreaux sous Bourguiba puis Ben Ali.

Ennahdah se réclame de l'AKP, parti islamiste turc au pouvoir depuis près de dix ans. A l'époque, certaines voix s'étaient élevées, hurlant que la Turquie allait basculer dans l'intégrisme. Il n'en a rien été. L'armée turque veille au grain. Elle incarne le kémalisme, c'est-à-dire, l'Etat autoritaire qui met à distance le religieux et se proclame laïc. Une armée qui a tenté, via la Cour constitutionnelle, de faire interdire l'AKP pour « activités anti-laïques » mais qui n'est pas parvenu à ses fins, sans doute sous la pression des grandes puissances qui s'accommodent fort bien du libéralisme économique promu par l'AKP et n'a guère envie que la Turquie ne retombe dans les turbulences politiques. En se réclamant de l'AKP, Ennahda joue ainsi la carte de la respectabilité. Elle sera conservatrice sur le plan culturel et libérale sur le plan économique. La Tunisie ne peut vivre en autarcie en s'appuyant sur le pétrole ou le gaz. Ennahda a donc conscience que le pays a besoin de devises, que le tourisme lui en apporte une part non négligeable, et autant dire indispensable, et qu'il lui serait difficile de faire cohabiter rigorisme islamique et tourisme de masse.

Nul ne sait en fait de quoi demain sera fait. On peut insinuer qu'Ennahda cache son jeu et n'attend que le moment propice pour transformer la République tunisienne en République islamique. Mais rien ne dit qu'Ennahda ne se pliera pas aux règles du jeu de la démocratie bourgeoise, c'est-à-dire à l'alternance politique, le moment venu.
Enfin, le fait que les classes populaires notamment rurales mais aussi urbaines aient voté majoritairement pour les islamistes d'Ennahda nous rappelle une chose. Pour qu’une révolution réussisse, il faut qu’elle nourrisse le peuple sans attendre, car celui-ci a besoin de voir sa situation sociale quotidienne changée rapidement. Dans le cas contraire, les « pauvres » remettent toujours leur sort entre les mains du bonimenteur le plus habile. Ici comme ailleurs...

Un peu de pub : je vous signale l'article de Habib dans le numéro de décembre de Courant alternatif
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